LE MONDE ÉCRIT
Une affaire de famille : « La génération actuelle a grandi avec une vraie culture jeu vidéo, qu’elle peut transmettre aux enfants »
Avec un pic à 77 % en 2021, de plus en plus de parents français déclarent jouer aux jeux vidéo avec leurs enfants, selon les chiffres du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs. Effet confinement ou réelle tendance de fond ? Plusieurs parents racontent ces parties avec leur progéniture.
Le confinement du printemps 2020 a accéléré les choses, mais pour Laurent – six à huit heures de jeu vidéo par semaine –, il était inévitable que sa fille de 5 ans revendique tôt ou tard le joypad. Alors quand elle lui en parle, il y a un peu plus d’un an, il ne résiste pas mais « cherche quelque chose de beau, narratif, facile… ». Ce sera Spiritfarer.
« J’avais testé le jeu, cela a tout de suite bien marché. Elle incarne le chat qui accompagne le personnage principal que je contrôle. »
Matthew, qui travaille dans l’industrie vidéoludique, a de son côté fait découvrir à sa fille aînée, 12 ans, plusieurs jeux en solo comme The
Legend of Zelda : Link’s Awakening ou
Rayman, pendant que le petit dernier, 8 ans, explorait Minecraft. Durant le premier confinement de 2020, c’est grâce à Animal Crossing que ce père séparé a pu maintenir le contact. « J’ai acheté trois copies du jeu, j’ai construit une maison sur mon île avec une chambre pour chacun d’eux… »
Cette relation vidéoludique importante, Audrey la vit avec sa fille de 9 ans, qui s’est prise de passion pour les jeux multijoueurs Roblox. François, Bruxellois de 45 ans, qui revendique trente-cinq années de pratique, une borne arcade à la maison et d’« avoir fini tous les Souls », a traversé le confinement avec son fils, trois décennies de moins, grâce au très corsé Sekiro.
Génération de « gameurs »
Tous sont loin d’être des cas isolés, et sont même de plus en plus nombreux : selon les données du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), 77 % des parents français jouaient – avec une régularité variable – avec leurs enfants en 2021, soit onze points de plus qu’un an auparavant, quinze de plus qu’en 2014. Certes, ces chiffres sont à prendre avec précaution, préviennent les sociologues Laurent Trémel et Samuel Coavoux : d’une part, « car l’industrie veut promouvoir une image positive du jeu vidéo », selon M. Trémel ; d’autre part, aux yeux du second, il y a « des limites méthodologiques » dans une enquête effectuée sur un panel de 4 000 personnes.
Reste que ces données font écho à une tendance de fond observée dans l’industrie « depuis l’arrivée des consoles de salon Nintendo dans les années 1980 », selon Samuel Coavoux :
« La génération de joueurs née dans les années 1980 et 1990 est la génération des parents en 2020 : ils ont grandi avec des parents qui ne jouaient pas, mais eux sont des parents avec une vraie culture jeu vidéo, qu’ils peuvent transmettre. »
Or les franchises comme Zelda, Mario ou, plus récemment,
Pokémon ont fidélisé ces joueurs jusqu’à aujourd’hui, et ainsi favorisé la pratique familiale du jeu vidéo, que tendent à confirmer d’autres chiffres du SELL : alors que la très grande majorité des joueurs français sont adultes en 2021 (88 %), près de la moitié des jeux proposés (44 %) sont classés PEGI 3 ou 7 (c’est-à-dire jouables dès l’âge de 3 ou 7 ans), manière pour les éditeurs d’offrir des titres pouvant plaire au plus grand nombre. Et ces chiffres ne prennent pas en compte les ventes dématérialisées de Nintendo, le poids lourd mondial des jeux transgénérationnels.
« Zelda » contre « Pat’Patrouille »
A l’Union nationale des associations familiales (UNAF), on voit le mouvement d’un bon œil car « pour un usage raisonné et positif du jeu vidéo, rien ne vaut l’accompagnement d’au moins un parent, pour savoir à quoi l’enfant joue, combien de temps », explique Olivier Gérard, responsable du projet PedaGojeux. Mais gare à toute analyse idéaliste, selon Laurent Trémel :
« Les niveaux sociaux et éducatifs sont déterminants lorsqu’il est question de phénomènes éducatifs ou patrimoniaux. Si un parent n’a joué qu’à des jeux d’action répétitifs ou violents sur consoles dans son enfance, il risque de ne proposer que ce type de jeux. »
Une partie de GTA avec un petit garçon de 7 ou 8 ans est donc contre-productive, voire destructrice. « Il faut surtout accompagner et non initier », rappelle le psychiatre Serge Tisseron. « L’initiation, c’est le parent qui veut mettre son enfant à son niveau, c’est inapproprié. L’accompagnement, c’est le parent qui se met au niveau de l’enfant. » Et de poursuivre : « Je me souviens d’un rendez-vous thérapeutique, le fils ne voulait plus jouer avec son père, qui lui mettait une pression du résultat… Si vous vous apprêtez à tuer un boss, mais que votre enfant demande à s’arrêter, car il a vu passer une sauterelle, laissez-le, c’est sa partie. » Partie que l’enfant doit pouvoir quitter prématurément et pour une durée indéterminée.
Le psychiatre pourrait passer des heures à lister les mauvais et bons comportements : « Déjà, il ne faut pas se jeter sur la manette dès que l’enfant demande, mais fixer un créneau horaire pour inculquer l’attente et l’autorégulation. Ensuite, il faut vraiment faire attention à ne pas jouer à sa place. » « Le temps devant un jeu vidéo ne doit pas amener à sacrifier un temps de jeu dehors avec ses copains, une sortie culturelle ou une séance sportive », renchérit Olivier Gérard.
Autant d’aspects auxquels Laurent affirme avoir fait particulièrement attention avec sa fille, qui « a son propre joycon, connaît les déplacements de son personnage, les actions, vu l’introduction du jeu et découvert toutes les fonctionnalités en [s]a compagnie ». L’autorégulation découle par ailleurs d’une règle fixée en amont : le temps de jeu vidéo remplace un temps de dessins animés. « C’est à elle de choisir, donc parfois elle peut laisser le jeu de côté un moment. » La Pat’Patrouille, c’est sacré.
Tisser un lien
Une fois posées les règles, tous les parents interrogés par Le Monde sont convaincus des bienfaits d’une pratique vidéoludique commune. « Avant, elle avait beaucoup de mal à parler avec d’autres enfants, raconte ainsi Audrey à propos de sa fille, Kara. S’intéresser à certains univers, comme ceux de Zelda ou de Mario, lui a donné des sujets communs, elle a plus de copains aujourd’hui. » La fille de Laurent a, de son côté, « appris à faire des choses elle-même, comme nourrir certains PNJ [personnages non-joueurs], naviguer dans les menus, gérer les déplacements de notre bateau via la carte du jeu. Elle compte souvent et apprend à gérer des ressources… »
Parfois l’entrée dans l’adolescence marque la fin du partenariat parent-enfant. Mais entre-temps, les parties en commun ont eu l’avantage de briser la glace. « Cela nous a créé un sujet de discussion », assure Matthew. « Quand je pose des questions sur l’école à mon fils, ses réponses sont courtes, mais, dès que j’aborde un jeu vidéo auquel on joue tous les deux, il s’ouvre. » Un moment d’interaction qui lui a permis d’évoquer « des sujets sensibles » avec sa fille, « comme les risques des jeux en réseau ». Ce que confirme François :
« Quand on a trente ans d’écart, ce n’est pas facile de trouver des points communs, il ne faut pas dénigrer ce pouvoir du jeu vidéo. Cela nous permet d’échanger dans la convivialité sur plein d’autres sujets. »
Bien souvent, encore plus que le temps de jeu lui-même, ce sont donc ces discussions à bâtons rompus que les parents comme Audrey ou Laurent rêvent de pérenniser. Ce dernier anticipe déjà l’après-Spiritfarer : « J’ai une longue liste, tant qu’elle sera demandeuse : beaucoup de RPG [role playing games] solo, comme
Ni no Kuni, Secret of Mana,
Chrono Trigger, des Zelda, des jeux de stratégie… » Un idéal qui représente encore quelques centaines d’heures de jeu à partager.
Nicolas Jucha