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Warren Robinett et la genèse d'Adventure
Comment Warren Robinett parvint à créer le premier jeu d'aventure au milieu de la crise que traversa Atari au moment de son rachat par Warner et de la sortie de la VCS.

Noël 1978 : le boom de la VCS

Dans les semaines qui suivent la réunion budgétaire houleuse, puis le licenciement de Bushnell, Manny Gerard joint au téléphone un Steve Ross paniqué, pour discuter du futur d’Atari.

"Ross m’a demandé ce que je pensais qu’il allait arriver durant la période cruciale de Noël. Je l’ai rassuré et lui ai dit que la VCS était loin d’avoir saturé le marché, contrairement aux dires de Bushnell et que le système allait bien se vendre pour les fêtes. Ross me répétait sans cesse, Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Et je lui répondais "rien". De toutes façons, il était trop tard pour changer les plans en deux semaines. Je lui ai dit : Steve, soit le 25 décembre il y aura un jeu dans chaque foyer américain et on touche le jackpot, tout en gardant la main sur le plus grand business que tu ais jamais vu. Mais si je me suis planté… on a un gros problème. Quoi qu’il en soit, tout ce que l’on a à faire pour l’instant, c’est rien. Strictement rien. Voir et attendre. On saura à quoi s’en tenir d’ici deux semaines. Voilà ce que je lui ai dit. Et le 26 décembre, nous savions que nous tenions un business monstrueux entre nos mains."

Loin du Noël sanglant prédit par Bushnell et redouté au sein-même de Warner, la VCS fait un carton : Atari écoule non seulement son stock de 400 000 machines, mais doit surtout remettre en marche les chaînes de production pour répondre à la demande soutenue de Noël !

Connu pour sa modestie légendaire, Ray Kassar attribue ce boom de Noël 78 à son intervention (divine) :

"J’avais rebâti la société et développé un plan marketing digne de ce nom. Mes prédécesseurs n’avaient pas assez insisté sur la publicité, alors on y a consacré 5 millions de dollars, et c’est là que les choses ont réellement commencé à décoller."

Il faut reconnaître que Kassar a vu les choses en grand pour ce Noël 1978, avec une campagne marketing mettant en scène Pete Rose (célébrité du base-ball qui connaîtra plus tard la déchéance suite à un scandale de paris sportifs), Kareem Abdul-Jabbar (star des Lakers de Los Angeles et adversaire de Bruce Lee dans "Le Jeu de la mort"), et surtout le roi Pelé !

Janvier 1979 : Le règne du Tsar

À l’époque où il n’était encore que consultant, puis manager général de la division commerciale, le style autocratique de Kassar agaçait déjà nombre d’employés d’Atari qui n’étaient pas loin de se moquer ouvertement de lui. À partir du moment où il devient le nouveau PDG de la compagnie, tout le monde ou presque s'attend à ce qu’il impulse une culture d’entreprise beaucoup plus stricte, contraire à celle qui a dominé la maison durant tant d'années.

Alan Miller raconte la douloureuse transition :

"Beaucoup d’entre nous ne connaissions pas encore Ray quand il est arrivé pour diriger la compagnie. Il a convoqué la plupart des ingénieurs de la division commerciale dans une cafétéria pour parler de la manière dont il allait diriger les choses. La question inévitable n’a pas tardé à surgir : "Quel est votre background professionnel ?" Ray a répondu qu’il venait de l’industrie du textile. Nouvelle question : "Comment allez vous interagir avec des designers spécialisés dans l’électronique ?". Réponse de Kassar : "Oh, vous savez, j’ai travaillé avec des designers toute ma vie…" Je me rappelle m’être dit à ce moment, mais qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Et comme par provocation, Ray a précisé son propos : "…des designers de serviettes de toilette" La plupart d’entre nous étions alors persuadés que sa direction allait être un désastre. Kassar ne comprenait rien à l’industrie vidéoludique, pas plus qu'à la technologie fondamentale qui supportait cette industrie. Que ce soit d’un point de vue technologique ou industriel, il était destiné à planter la compagnie."

Même son de cloche de la part d'Al Alcorn, créateur de Pong et ingénieur en chef chez Atari :

"Je n’appréciais pas la direction vers laquelle la compagnie se dirigeait, et ce dès la prise de contrôle par Warner Communications. Sous Bushnell, Atari était une société d’ingénieurs, capable de prendre des risques technologiques pour conserver son leadership. Dès que Kassar s’est emparé du poste de PDG, Atari est devenue une simple société marchande. Au lieu de développer de nouvelles technologies, Kassar préférait exploiter jusqu'au bout celles existantes et ne voulait même pas considérer une alternative à la VCS."

On ne saurait dire, au juste, ce qui réjouit à ce point Kassar sur ces photos : le fait d'engranger des millions ? D'avoir fait virer Bushnell de sa propre boîte ? Peut-être bien les deux !

Warren Robinett renchérit :

"Une fois Bushnell parti, plusieurs figures clefs d’Atari ont suivi le mouvement. Avant même son départ effectif, les choses avaient commencé à changé. Ce que j’avais pris pour une exception, en la personnalité de Georges Simcock, était en train de devenir la norme de l’entreprise. La liberté des programmeurs, de décider de ce qu’ils allaient faire et comment ils allaient le faire, s’effritait peu à peu. Bushnell malgré son côté versatile avait toujours défendu cette liberté et était ouvert à toutes suggestions. Le nouveau PDG, Ray Kassar n’était pas loin de l’inverse, communicant à peine avec nous et ne tenant pratiquement jamais compte de nos avis.

Georges Simcock a repris du poil de la bête, estimant qu’avec Kassar il était en terrain conquis. Durant les quatre mois où Adventure est resté en stand-by, j’ai travaillé sur différents projets, et il n’avait de cesse de me répéter de laisser tomber Adventure, encore et encore. Il savait que le projet me tenait à coeur, et il se faisait un malin plaisir de se livrer à une guerre d’usure, me répétant sans cesse que je perdais mon temps. Il espérait sans doute qu’Adventure allait disparaître de lui-même.

Je crois que son insistance à me faire abandonner Adventure n’a fait que renforcer ma volonté d’arriver au bout de ce jeu. Tout en vaquant à mes différentes tâches, je réfléchissais sur ce que j’allais faire et comment le faire. Ces quatre mois de pause m'ont été précieux. Ils m’ont permis de me recentrer sur l’essentiel, le coeur du jeu, que j’avais perdu de vu, et les astuces de programmation que j’allais employer pour lui donner jour. Pendant ce délai, je réfléchissais et multipliais les petites idées qui pourraient aider le jeu à prendre corps. J’écartais celles qui me paraissaient irréalisables, et notais sur un bout de papier les autres, pour ne pas les oublier."

Diviser pour Régner

Dès l’instant où Kassar se retrouve seul à la tête d'Atari, il se complait à appliquer le bon vieux principe machiavélien, en accentuant la compétition entre les divisions arcade et domestiques. Les ingénieurs de la division arcade se sentent bientôt aliénés par la branche domestique de la compagnie, Kassar étant réputé favoriser le développement sur VCS, marché plus rentable à son goût. Le nouveau PDG ne semble pas se rendre compte que nombre de best-sellers de la VCS ne sont rien d'autre que des conversions de hits d’arcade. Pire encore, il félicite allègrement les responsables desdites conversions, en négligeant totalement les auteurs des jeux originaux. Ce traitement à deux vitesses finit par excéder ces derniers.

Ed Rotberg, créateur de Battlezone dit ainsi :

"Les choses devenaient dingues : on était les renégats de la compagnie."

Ed Rotberg a beau en avoir gros sur la patate, cela ne l'empêchera pas de rester chez Atari jusqu'en 1981. Ce n'est qu'avec la conversion, contre son gré, de son hit Battlezone en simulateur d'entraînement commandé par l'armée américaine, qu'il se décidera à sauter le pas.

Si Kassar récompense les programmeurs en monnaie de singe, il s'octroie pour lui-même un traitement royal. Outre ses goûts dispendieux en matière de costumes, frais de bouche, et voitures de fonction, il remplit son bureau d’œuvres d’arts et de meubles anciens, décoration aussi coûteuse que tapageuse. Qui plus est, il métamorphose la salle à manger réservée aux exécutifs en un endroit de dîners fins et engage les chefs les plus prestigieux de San Francisco à son service personnel.

Premier fan du nouveau PDG, Al Miller est intarissable à son sujet :

"La plupart des gars portaient des shorts au travail alors que Ray était toujours en costume-cravate. Il se mettait une eau de Cologne très forte, qui le rendait repérable à une centaine de mètres à la ronde. Vous aviez vite fait de vous rendre compte que Ray était passé par tel ou tel secteur !

Après le départ de Bushnell, Kassar a décidé que la sécurité intérieure de la boîte devait devenir une préoccupation majeure, qu’il fallait se méfier de l’espionnage industriel. Alors il a fait installer ces portes à fermeture électronique, pour lesquelles il fallait une carte d'accès. Bien que ces systèmes de sécurité soient devenus la norme dans l’industrie de l’informatique, tous les programmeurs les détestaient, tant ils allaient à l’encontre de la philosophie historique de la compagnie. C’était du Big Brother à l’état pur. Je crois qu’on avait tous plus ou moins une mentalité anarchiste à cette époque et nous ne voyions que la contrainte du système.

Une nuit, Warren Robinett est descendu à la cafétéria pour se chercher à manger. Il était tard et il avait oublié son portefeuille à l’étage, avec sa carte d'accès à l’intérieur. Quand il s’est rendu compte qu’il était coincé en bas, sans aucun moyen de joindre ses collègues, il a commencé à fouiner dans tous les recoins du rez-de-chaussée pour trouver un moyen de passer, jusqu’à pénétrer dans la remise à outils du service de maintenance arcade, qui était restée ouverte. Il s’est servi sur place et a littéralement démonté la porte de sécurité pour regagner les bureaux à l’étage ! Le plus beau dans cette histoire, c’est que l’alarme n’a pas retenti : il s’est avéré par la suite que le soi-disant système de sécurité servait uniquement à enregistrer les allées et venues des employés de la boîte. Vous pouviez briser cette foutue porte et il n’enregistrait rien du tout…"

Kassar, de son côté, n’est pas tendre avec certains programmeurs :

"Je me souviens de l’un d’eux qui fonctionnait aux drogues. C’était le gens de gars à débarquer au travail à deux heures du matin, qui travaillait sur place jusqu’à minuit, et puis disparaissait pendant deux jours. C’est la manière dont les programmeurs opéraient et je ne pouvais que l’accepter. Je n’ai pas cherché à leur imposer d’horaires fixes. J’avais compris que c’était une espèce très particulière de gens très talentueux et qu’il fallait faire avec leurs lubies. Une fois, l’un de ces programmeurs, alors qu’il était défoncé, est venu me voir, en voulant à tout prix me lire de la poésie. Il est resté ainsi quatre heures d’affilées dans mon bureau et j’ai fais avec, là encore. Il faut dire aussi que c’était l’un de nos programmeurs les plus doués. Voilà à quoi j’avais affaire."

" Cool Ray... regarde les belles couleurs !" Selon la légende, l'amateur de poésie défoncé serait un certain Alan Miller...

Février-Mars 1979 : en attendant Adventure, Basic Programming

Quand il n'est pas occupé à démonter les portes de sécurité, Warren planche sur un nouveau projet :

"Après l’arrêt momentané d’Adventure, je me suis lancé sur Basic Programming pour m’occuper l’esprit d’une toute autre manière. Il s'agissait d'un jeu éducatif, d'une initiation à la programmation. Basic Programming faisait appel à un manuel bien plus épais que d’ordinaire et un périphérique dédié, le Keyboard Controller, qui était revêtu d'un overlay propre à ce logiciel. Vous entriez de courts programmes, dix lignes de code grand maximum, et observiez leur exécution à l’écran : des valeurs changeaient en fonction des instructions tapées, des carrés de couleur se transformaient en colonnes, ce genre de choses… Il n’y avait rien de bien impressionnant à l’écran, mais développer ce titre m’a apporté un changement bienvenu. Je l’ai terminé à peu près en même temps qu’Adventure."

Basic Programming et le Keyboard Controller : on peut difficilement faire moins sexy comme logiciel, mais c'était un "plus" indéniable à ajouter dans la colonne jeux éducatifs.

Avril-Mai 1979 : la reprise du développement d'Adventure

Basic Programming bouclé, Warren se sent enfin prêt à revenir aux choses sérieuses :

"En deux mois tout a été bouclé, preuve que j’avais fais le bon choix d’attendre. Les bonnes idées se sont enchainées à un rythme rapide, de même que la mise en application de ces idées."

Le but du jeu

"Donnée élémentaire que j'avais pourtant négligée, mon jeu manquait d'un objectif ! J’avais bien un monde à explorer, mais il me fallait encore quelque chose, un but à atteindre. Une quête médiévale. Pour cela je me suis directement tourné vers les histoires de chevalerie de mon enfance et la quête par excellence : trouver le Saint Graal."

Une fois l'objectif principal défini, le reste du jeu coule de source : toute l'aventure doit tendre vers la découverte du Graal... du moins dans un premier temps.

Des créatures aux comportements peaufinés

"Durant la mise en pause du projet, je n'avais cessé de me demander comment créer des créatures avec un comportement propre. Sans me lancer dans le comportementalisme animal poussé, j’avais envie de mettre en place un système de règles qui apporte de la variété à l’action du jeu.

J’ai donc associé un sous-programme à chaque objet, qui s’exécute à chaque animation. Cet ensemble de sous-programmes contrôle le comportement des créatures, en fonction du joueur et des autres items. Elles sont attirées ou repoussées, selon des "désirs" et des "peurs" qui leur ont été attribués. Nous avons donc d’un côté des stimulus (l’avatar et les items les plus importants du jeu), et de l’autre côté des réponses appropriées (attaque ou fuite). Par exemple, devant le stimuli "épée", le dragon jaune adopte la réponse "fuite". En revanche, s’il voit l’avatar désarmé ou le Graal, il le prend en chasse. Bien entendu, le dragon jaune ne va pas "attaquer" le Graal mais il va patrouiller tout autour pour le garder contre un éventuel voleur.

Les bonnes idées s’enchaînant, j’ai trouvé quoi faire du dragon lorsqu'il attrape l'avatar du joueur : il l'avale, tout simplement ! L’avatar emprisonné dans l'estomac de la créature, sans aucun espoir d'évasion, il ne reste plus alors au joueur qu’à se réincarner dans un autre avatar, en relançant le jeu avec le bouton reset.

Le schéma définissant les comportements du dragon : le sort réservé à l'avatar englouti s'apparente pour un peu à celui des victimes du Sarlacc, condamnées à "découvrir une nouvelle forme de souffrance en étant digérées pendant mille ans"... à moins d'appuyer tout simplement sur le bouton reset.

Comme le jeu n’aurait pas été très drôle si le dragon passait son temps à poursuivre le joueur pour le dévorer, c’est là que j’ai implémenté une épée pour se défendre et tuer le dragon. Tout était une question d’équilibre, entre ce que j’ai appelé au final la magie blanche (l'épée et les autres items aidant le joueur) et la magie noire (les monstres). Cet équilibre n'a pu être obtenu qu'au fil des parties test. Ainsi, même en étant équipé de l’épée, il fallait que le joueur reste sur ses gardes et soit un minimum adroit au moment d’affronter le dragon, sans quoi le monstre pouvait malgré tout le dévorer.

Satisfait de mon dragon pour le jeu de base, j’ai eu la possibilité d’en faire jusqu’à trois copies, en usant d’astuces de programmation, consistant à faire appel trois fois aux mêmes sous-programmes et qui me permettaient de garder de l’espace mémoire en réserve pour d’autres choses. Chaque dragon a reçu sa propre liste de stimulus-réponses, pour qu'ils se différencient les uns des autres. Cet ensemble de règles comportementalistes implémenté était là encore très compact : chaque règle prenait 2 bytes de mémoire. L’ensemble des règles a pris 9 bytes."

La Trahison des images, version 1979 : "Ceci n'est pas un carré poussant une flèche contre un dragon-canard"

L’aimant

"L’aimant était un objet particulièrement intéressant. Je l’avais créé en réponse aux bugs que le jeu comportait. Le principal de ces bugs était que lorsque le joueur appuyait sur le bouton d’action pour relâcher un item, alors qu'il se tenait près d'un mur, il y avait de fortes chances qu’il perde cet item dans le mur. De quoi foutre en l’air n’importe quelle partie. Vous pouviez par exemple perdre la clef noire dans les murs du château noir alors que la grille n’était qu’à quelques centimètres de là.

Ce bug était dû aux pierres très particulières que j’avais employées pour construire mes murs, mes labyrinthes et mes châteaux : les fameuses raquettes de Pong. On peut dire, pour pousser la comparaison, que ces pierres assemblées les unes sur les autres manquaient de mortier et qu’un objet pouvait s’y glisser. Bonne chance dans ce cas pour le récupérer.

J’étais donc là, avec mes bugs de collision et ces fichus murs qui pouvaient tout avaler si vous aviez le malheur de poser un objet devant eux. Il m’était impossible de revoir l’architecture de mes murs pour empêcher que ne se produise ce bug, alors il m’a fallu bricoler un objet pour faciliter la vie du joueur. J’ai inventé un objet-outil qui aurait comme propriété d’attirer à lui tout autre objet du jeu, une sorte d’aspirateur à item qui permettrait de récupérer les objets bloqués. Cet objet pratique était la meilleure solution que j’avais sous la main, il ne me coûtait pratiquement rien en termes d’espace mémoire et il a constitué un challenge intéressant en terme de programmation.

L’aimant utilise encore le système de règles de comportements, mais avec une variable intéressante : l’aimant en lui-même ne chasse ni ne fuit, mais les items du jeu sont programmés pour "chasser l’aimant", d’où sa capacité à attirer ces items tout en restant immobile lui-même."

Un monde du jeu plus abouti

"J’ai ajouté de nouvelles salles, dont beaucoup sont des labyrinthes. Il y avait quatre grands labyrinthes, tenant sur plusieurs écrans, et identifiés par des codes couleurs, pour éviter que le joueur ne se perde plus que nécessaire, en se croyant dans tel labyrinthe alors qu’il se trouvait dans une autre partie du jeu. Ma plus grande fierté concerne les catacombes, ou labyrinthes orange, où la visibilité est réduite du fait d’une astuce de programmation. Vous y progressiez comme si vous vous trouviez dans un dédale obscur, seulement éclairé par la lueur de votre lanterne.

En fait, le monde du jeu était devenu assez complexe pour perdre un joueur débutant. C'est à son intention que j'ai créé deux niveaux de jeu. Le niveau 1 ne comprenait que quelques tableaux et offrait de quoi se familiariser avec les mécanismes d'Adventure. Le niveau 2 comportait quant à lui le véritable monde du jeu. "

Warren tentera différentes combinaisons de salles et labyrinthes, jusqu'à parvenir au monde du jeu que nous connaissons.

L'ajout du niveau 3 et de la chauve-souris

"Je me suis rendu compte, au fil des parties tests, que les joueurs s’amusaient beaucoup au début, puis se lassaient rapidement de faire la même chose, suivre toujours le même chemin, abattre des dragons qu’ils savaient où et quand trouver, et ainsi de suite. La routine s’installait trop rapidement. Il me fallait ajouter un élément de hasard pour pimenter l'expérience de jeu.

C’est pourquoi j’ai implémenté un troisième niveau de jeu. Dans ce niveau 3, les items du jeu sont distribués aléatoirement en début de partie, avatar y compris, ce qui peut donner lieu à des situations cocasses, comme se retrouver directement face au Graal… ou à un dragon qui vous avale aussi sec. Mais la plupart du temps, cette distribution aléatoire permet de renouveler le jeu, au fil des parties. Je me suis inspiré pour cela de mon expérience au bridge et de l’excitation que procure l’élément aléatoire dans ce jeu.

J’ai également ajouté la chauve-souris pour rendre le jeu encore plus imprévisible, apporter plus de variétés aux parties. Elle obéit aussi au système de stimulus / réponse des dragons, à ceci près que la chauve-souris n’est jamais effrayée, elle se contente de chasser. La chauve-souris était ainsi capable de chambouler la disposition des différents items, dans et en dehors de l’écran de jeu. C’était là son principal intérêt que de forcer le joueur à réadapter sans cesse sa stratégie pour achever une partie. Elle ignorait le joueur et ne lui faisait aucun mal, mais pouvait le mettre dans un sacré pétrin en lui volant par exemple son épée, et en lui laissant en échange un dragon sur les bras ! "

L’implémentation du jeu

"Le jeu terminé contenait 30 salles, 14 objets (items et obstacles) et 4 créatures, mes trois dragons et la chauve-souris. Et le tout tenait, grâce à un codage savamment réalisé, dans ces fameux 4ko de Rom et 128 bytes de RAM. Chaque salle utilisait 21 bytes de données graphiques et 9 bytes pour les transitions vers les autres salles, ou la colorisation des murs.

J’avais réduit au maximum l’espace mémoire pris par chaque donnée du jeu. Mon apprentissage du langage C auprès de Ken Thompson s’est avéré précieux pour cela. Je me suis appuyé sur les pointeurs propres au C pour assurer une structure rigoureuse des données constituant le monde du jeu et conserver le maximum de mémoire libre."

Le tableau des monstres et items évoque un inventaire à la Prévert... et pourtant c'est un grand pas pour le jeu vidéo qui est en train d'être franchi.

Les phases de test

"À l'époque, il n'y avait pas de playtesting formel, mais une succession de parties tests, au sein de l'entreprise comme à l’extérieur. Chez Atari, les meilleurs testeurs n’étaient pas les programmeurs, bien au contraire. Certains des employés de la maison, comme Steve Harding, responsable des différents manuels, adoraient se frotter aux jeux en cours de développement. Ils permettaient ainsi au programmeur d’avoir un premier retour.

Pour les tests à l’extérieur, cela se passait surtout pendant les congés : mes frères et sœurs, ainsi que mes cousins, ont ainsi pu tester le jeu et m’apporter un autre ressenti, celui du potentiel acheteur. Leur œil non professionnel avait autant d’importance, si ce n’est plus, que celui d’un programmeur chevronné qui aurait pointé tel ou tel défaut, ou au contraire aurait salué telle performance de programmation, mais serait passé à côté de la question essentielle : est-ce que le jeu est plaisant à jouer ?"

Le manuel du jeu

"Le jeu était toujours en développement quand Steve Harding est venu me voir pour mettre sur pied le texte du livret d’instructions. Il y avait une équipe spécialisée chez Atari qui s’occupait de cela. Son boulot consistait, entre autres, à vendre du rêve au tout récent acheteur, même quand ce qu’il y avait à l’écran ne prêtait pas beaucoup à rêver ! Le manuel du jeu accompagnant Adventure a été écrit une fois les éléments du jeu bien en place. Steve a joué un peu au jeu, m’a regardé y jouer, et à partir de là il a mis sur pied une intrigue collant à ce que l’on voyait à l’écran. Je ne me suis pas personnellement investi dans son texte, vérifiant juste qu’il n’y avait pas d’erreurs de correspondance ou d’interprétation avec les éléments du jeu."

Il y a quelques détails croustillants concernant l’histoire d’Adventure, telle que relatée dans le manuel :

"Steve débute l’histoire du jeu en faisant référence à un magicien diabolique qui a dérobé le Calice Enchanté et l'a caché quelque part dans le royaume. Mais, voyez vous, il n’y a pas le moindre magicien diabolique à l’horizon dans Adventure. Steve en a ajouté un dans l’histoire, pour obéir à des règles d’écriture selon lesquelles le principal adversaire d'une histoire devait forcément être un humain, ou du moins une créature humanoïde. Visiblement, Steve n’avait jamais entendu parler de Smaug le dragon dans Le Hobbit.

Moins que cette théorie littéraire sujette à caution, j’étais surtout gêné aux entournures par le fait que le manuel parle de quelque chose n’existant pas dans le jeu. Mais Steve connaissait son métier mieux que moi. Alors je suis passé là-dessus, tout comme je suis passé sur l’histoire du Calice Enchanté. Tout le temps que j’ai planché sur Adventure, j’avais le Saint Graal en tête et ne voyais pas pourquoi il n’en serait pas fait mention dans le manuel. Là-aussi, Steve a remis les pendules à l’heure : le Saint Graal avait une trop grande connotation religieuse. Donc, exit le Saint Graal, et bonjour le Calice Enchanté."

Pas digne d'être un antagoniste principal, hein ? Approche un peu, pour voir...

"Steve a été suffisamment gentil pour réutiliser les noms des trois dragons figurant dans le jeu, que moi-même et d’autres avions trouvé au fil des parties test : Grundle, Rhindle et Yorgle. L’un de mes amis avait nommé la chauve-souris Knubberrub, mais là, Steve s’est montré un peu plus sceptique, trouvant que le nom sonnait un peu trop bizarrement. La chauve-souris s’est vu renommée d’office The Black Bat.

Le manuel reprend donc la plupart des éléments du jeu auxquels Steve a été confronté, en plus de quelques passages narratifs ajoutés de sa main. Il comporte cependant une omission : cela va sans dire, j’ai négligé de parler à Steve de la salle secrète... "

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