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Braid
Année : 2008
Système : Windows, Playstation 3, Xbox 360
Développeur : Number None, Inc./HotHead Games
Éditeur : Microsoft Game Studios/Number None, Inc.
Genre : Plate-forme / Réflexion
Par MTF (10 septembre 2012)

Pierre Bachelet, dans sa chanson Marionettiste, chantait : « On n'oublie jamais, on accumule. » Ces vers semblent aller à merveille au jeu dont il va être question aujourd'hui dans cet article. Grospixels s'était déjà intéressé par le passé à la scène indépendante en parlant de Iji, de Limbo ou encore de Battle Kid: Fortress of Peril. Ces développeurs, l'on ne le dira jamais assez, font preuve d'une grande ingéniosité tant dans la qualité technique de leurs jeux que dans l'intelligence de leurs mécanismes, ceux-ci sortant bien souvent des sentiers battus. Mais Braid, me concernant, est bien plus qu'un excellent titre. Il est selon moi l'un des rares exemples où le jeu vidéo comprend qu'il possède un langage en lui-même susceptible d'être mis à profit pour raconter une histoire sans passer par des cinématiques ou des QTE ; il sait, à mon sens, de façon sensible et pertinente exploiter ses rouages les plus basiques pour raconter une histoire, et bien plus. Du reste, par son système de jeu des plus fascinants, rarement vu par le passé à quelques exceptions près, il ne s'est pas attiré les foudres des critiques comme d'autres jeux indépendants, en première ligne bien entendu Limbo auquel l'on pouvait reprocher un certain manque de renouvellement une fois passée la claque de l'ambiance et des graphismes ; et c'est sans doute pour cela qu'il demeure, malgré, encore une fois, une durée de vie un brin limitée (mais est-ce vraiment un tort pour cette expérience ?), une référence en la matière.
Enfin, le jeu peut se concevoir et, pour ainsi dire, « se jouer », de trois façons différentes, les impressions se complexifiant au fur et à mesure des relectures. Un an avant The Path, Braid avait popularisé la veine du « jeu vidéo allégorique » pourrait-on dire, chemin déjà tracé par des œuvres comme Silent Hill 2, en abordant des thèmes et des écritures proches de celles du conte ou de la fable. Inutile de dire que de la même façon que ce dernier exemple, faire fi des interprétations diverses qui peuvent fleurir au cours d'une partie revient à passer à côté d'une grande partie de l'expérience de jeu. Alors oui, certes, comme je l'ai dit plus haut, Braid peut se jouer de façon linéaire, à l'instar de n'importe quel autre titre. L'on peut se contenter de résoudre ses énigmes sans faire vraiment attention à ce qui se passe à l'écran, en ne lisant aucun texte, en ne s'arrêtant aucunement pour réfléchir un instant à nos actions. Rien que cela, et le joueur sera d'ores et déjà ravi, y trouvant là un jeu d'une petite dizaine d'heures des plus intéressants, beau autant graphiquement que musicalement, assez retors parfois mais sûrement pas de la trempe des chefs d'œuvre, la faute peut-être, encore une fois, à une durée de vie qui pourrait trahir son appartenance à la classe des jeux indépendants. Je lance ceci, mais cela n'est pas mon avis : je ne fais que colporter les critiques lues ci et là. Cependant, celui ou celle qui accepte de faire un effort intellectuel - car c'est bien de cela qu'il s'agit - ou encore de se laisser guider, comme cet article a également vocation de le faire, sur des chemins de traverse y découvrira des océans de beauté et de pertinence. Je vois de plus en plus ce jeu comme l'équivalent vidéo-ludique d'Alice au pays des merveilles : une œuvre lisible et agréable au premier degré, mais diablement maligne au second ou au troisième. Alors, si vous acceptez de prendre ma main, je vous montrerai les beautés cachées qui se terrent derrière ce jeu qui fera sans nul date dans les pensums des historiens zélés.

Le premier contact avec Braid est tout d'abord musical. La musique, l'on s'en rend compte très rapidement, tient un très grand rôle ici. Tandis que l'écran titre apparaît en lettres de feu au-dessus d'une ville éclairée par un soleil couchant, un air de violoncelle s'élève, mystérieux, sombre, claudiquant. La musique dès lors ne vous quittera plus, et chacun de vos pas sera suivi par une portée de notes.
Il faut savoir, et c'est quelque chose qui vous faut retenir, que les musiques ne furent pas spécialement composées pour le jeu. Jonathan Blow, avec ses faibles moyens, piocha nécessairement dans les airs libres de droits. Trois compositrices furent choisies : Jami Sieber est une violoncelliste excellant tant dans un style classique que plus électronique, saluée mondialement comme l'une des meilleures de son art ; Shira Kammen s'est spécialisée dans la vielle, instrument à corde et à archet du moyen-âge ; enfin, Cheryl Ann Fulton est experte dans la délicate maîtrise de la harpe. Toutes trois, diplômées et studieuses dans leur art respectif, sont exquises dans la création d'airs calmes ou emportées, possédant une certaine sonorité que l'on pourrait qualifier, en allant vite en besogne, de « médiéval ». Mais de la même façon que l'on ne peut refaire de la musique classique, le terme désignant au sens strict les compositions élaborées au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècle, l'on ne saurait précisément « refaire » de la musique médiévale, les systèmes de notation que nous connaissons aujourd'hui n'ayant été inventés que bien plus tard. C'est là d'ailleurs l'une des grandes injustices de notre civilisation, l'incapacité de savoir précisément à quoi ressemblait la musique d'antan.

Cheryl Ann Fulton, Jami Sieber et Shira Kammen.

Aussi, l'on serait peut-être plus juste en parlant de « reconstruction », ou encore de « déformation », sans que ces termes soient péjoratifs, loin de là. Allons plus loin et franchissons le fossé : il s'agit bien de re-création, processus artistique à part entière. Et autant la musique est re-créative, autant le jeu se fait on ne peut plus re-créatif. Braid n'est pas un jeu de plateformes. Ce n'est pas plus un jeu d'énigmes. Il est la re-création d'un jeu de plateformes et d'un jeu d'énigmes. Lavoisier aurait aimé ce jeu, lui qui prêchait la transformation et non la création du néant. Plaçons-nous un instant dans l'esprit d'un joueur qui découvre le titre, joueur naïf, premier, qui ne s'attend à rien. Essayons, nous autres qui connaissons le jeu, de nous replacer dans cet état de découverte primordiale qui nous habitait, alors que nous découvrîmes Braid. Que nous dit le mode d'emploi, que nous dit le synopsis ?

« Tim est parti à la rescousse de la Princesse. Elle a été enlevée par un horrible monstre maléfique. »

Trame on ne peut plus classique, schéma millénaire (et, encore une fois, très médiéval) du conte de la « demoiselle en détresse », nous naviguons en terrain connu. Jetons un coup d'œil à Tim, le héros de notre aventure. Il s'agit d'un jeune homme, à l'âge indéterminé cependant, aux cheveux bruns-roux et au visage sémillant. Il est habillé d'un pantalon gris, d'une veste noire, d'une cravate rouge. Quand il court, ses cheveux flottent dans le vent et ses petits poings se crispent. Quand il saute, sa cravate lui embrasse la joue, Observer Tim se mouvoir, c'est s'apercevoir du travail graphique formidable effectué par l'équipe du jeu. Ce style, à nouveau, peut être compris comme une re-création : son influence, avec ses aplats de couleurs vifs qui tranchent radicalement les uns des autres mais avec un souci du détail certain, tire sans doute du côté de l'impressionnisme. On y trouve à la fois la simplicité du geste du pinceau qui virevolte et ne s'arrête jamais, et une maîtrise de la composition, cette façon qu'a le brouillard, qui pourtant dissimule tout, de déchirer les formes pour mieux les faire ressortir.
Dire de Braid qu'il s'agit davantage d'une œuvre picturale que d'un jeu vidéo dans le sens classique du terme est sans doute, du moins à cet instant-là de sa découverte, relativement juste. Tout y est si coloré, tout y est si travaillé que l'on pourrait presque avoir du mal parfois à faire la part des choses entre les éléments mobiles et le décor tant le tout a bénéficié du même soin. Ceci associé à la musique présentée plus haut parvient à nous faire rentrer dans un monde décidément bien à part des chemins balisés de nos jeux habituels. Car il ne s'agit ni d'une exhibition de pixels ou de polygones, ni d'un « dessin animé interactif ». Il s'agit bel et bien d'un style à part, inédit et spécifique, que je n'aurai rencontré dans aucun autre jeu. Pour un peu, l'on pourrait le considérer comme une évolution des graphismes de Yoshi's Island ; mais si l'esthétique de ce dernier renvoyait plus volontiers au pastel d'un enfant en bas âge qui découvrait avec malice et fierté le pouvoir des couleurs sur la feuille de papier, Braid est assurément le travail d'un peintre affirmé qui connaît depuis toujours la puissance du pinceau.

Le courant impressionniste, faut-il le rappeler, s'attache à la mobilité des choses, à leur caractère inéluctable, toujours en mouvement, jamais saisissable. Il cherche à restituer au sein d'un art qui ne connaît pas la temporalité le flux permanent et, pour ainsi dire, irrémédiable des objets et des personnes. Si la peinture classique cherchait à figer, à circonscrire, à ordonner, l'impressionnisme veut détruire, fourmiller, déborder de son tableau, s'étendre çà et là sans barrières ni contraintes. Peut-être est-ce pour cela que les sujets privilégiés par ces peintres furent non pas des portraits de hauts dignitaires, de nobles et de rois pour qui le monde est symbolique, c'est-à-dire un univers où tout fait sens, où chaque chose à sa place, mais la nature, les petites gens, le souffle du vent dans les champs de blés : le mouvement impressionniste, qu'il soit d'ailleurs musical, littéraire ou pictural, s'intéresse au désordre, au dia-bolique, à l'incompréhension parfaite qui peut exister entre les êtres de chair que nous sommes et le monde qui, avec ou sans nous, finit toujours par poursuivre sa course sans nous attendre. Le seul moyen, dès lors, de parvenir à le saisir et à le comprendre, c'est de le capturer par touches, un éclat par ci, une lumière par là. L'impressionnisme travaillerait, si l'on peut dire et en grossissant le trait, par collage et par juxtaposition, et non par hiérarchisation.
Mais il reflète alors une dimension paradoxale, incompatible avec sa destinée : saisir l'insaisissable, c'est le figer à jamais, c'est le re-créer et lui donner sens. Les artistes tout comme les physiciens ou les mathématiciens ne le savent que trop bien : observer le chaos, c'est d'ores et déjà l'ordonner. Me dira-t-on que je digresse ? Et pourtant, il faut arriver à comprendre cela je pense pour appréhender efficacement Braid : votre regard se doit d'être perpétuellement aiguisé.

Tim veut sauver la princesse. Celle-ci est aux prises avec un affreux monstre, mais son aire est malicieusement inaccessible. Pour l'atteindre, il lui faut reconstituer cinq tableaux divisés en morceaux, ceux-ci ayant été éparpillés dans cinq mondes distincts. Une fois les tableaux recomposés, l'échelle menant à l'antre du monstre se reconstruit parfaitement, ouvrant la voie vers le dernier monde. Chaque monde est alors divisé en plusieurs niveaux contenant chacun un certain nombre de pièces qui, telles un puzzle, permettront de reconstituer le tableau en question. Si les premières sont accessibles aisément, il va falloir pour les suivantes résoudre de nombreuses énigmes, et s'y reprendre à de nombreuses fois tant le timing se fait serré pour ce faire. Mais c'est à moment-là que le principe fondateur de Braid se révèle, car Tim possède un pouvoir fascinant : celui de contrôler à sa guise le flux du temps.
D'une simple pression sur un bouton, Tim va pouvoir revenir en arrière, comme l'on pourrait, dira-t-on, rembobiner une cassette dans un magnétoscope. Ce faisant, il agit de façon certaine sur son environnement : les ennemis reviennent sur leurs pas, les plateformes mouvantes reprennent leur position d'origine, les portes se referment après avoir été ouvertes. Braid re-crée le jeu en trois dimensions : deux dimensions spatiales comme tout bon side-scroller qui se respecte, et une dimension temporelle, le compte est bon. Ainsi, ce système a une conséquence pour ainsi dire capitale sur le jeu, car il élimine à tout jamais la notion de game over. Lorsque Tim chute au moindre contact avec un ennemi, après avoir effleuré du feu ou des fossés tapissé de pics mortels, le jeu s'immobilise avant qu'il ne disparaisse totalement du bord de l'écran, vous demandant pour poursuivre l'aventure de remonter le flux du temps et de retenter l'expérience une nouvelle fois en adoptant une autre stratégie, ou en chronométrant de façon plus attentive vos gestes. En réalité, Braid reprend à son compte cette notion ancestrale de game over en l'intégrant directement dans le jeu sans vous affliger le « temps » perdu à revenir au début du niveau ou à voir votre personnage magiquement réapparaître à un checkpoint ; soucieux de tout, il ne vous inflige aucune brisure dans le rythme de votre aventure.

Dès lors, le jeu tout entier est construit autour de ce mécanisme, mais s'amuse à re-créer sa re-création en l'exploitant avec divers paramètres spécifiques qui font chacun l'objet d'un monde en particulier. Le premier monde, classique pourra-t-on dire, introduit cette idée de « retour dans le temps » en vous demandant d'effectuer des actions irréalisables une première fois : sauts millimétrés, plongeon dans le vide en évitant les pièges, dangers qui surgissent au dernier moment. Au sein d'un jeu « traditionnel », ces niveaux apparaîtraient à la fin de l'aventure, quand la maîtrise du personnage est demandée pour surmonter ces périls ; Braid, qui aime à s'aventurer sur des chemins de traverse, les propose comme introduction à ses propres mécanismes. Le deuxième monde introduit des éléments, ennemis, clés, pièces de puzzle, insensibles à ces changements. Que Tim agisse sur le flux du temps ou non, ils poursuivront leurs courses, impassibles, alors que tout le reste reviendra en arrière. Il faut dès lors apprendre à composer avec ces caractéristiques : comment faire pour toujours avoir avec soi la pièce de puzzle que nous avons récupérée, alors qu'elle subit le retour dans le temps ? Comment ouvrir deux portes avec une même clé ? La réponse vient notamment de zones spéciales, plateformes scintillantes sur lesquelles Tim devient imperméable à ces changements, et d'objets et d'ennemis magiques qui font fi de ce pouvoir.
Le troisième monde, sans aucun doute le plus étrange de tous, ne voit son temps s'écouler que si et seulement si Tim se déplace. Qu'il marche vers la droite, et le temps s'écoule normalement ; qu'il se dirige sur la gauche, et le fleuve du temps remonte vers sa source ; et lorsque Tim monte ou descend une échelle, tout se fige. Il s'agit sans doute du seul monde où, à de très rares exceptions près, l'on n'utilisera guère le pouvoir exceptionnel de Tim. Il s'agit d'un univers très déstabilisant la première fois, qui remet fortement en question tout ce que l'on a cru apprendre jusqu'à présent. Le quatrième monde nous initie aux dimensions parallèles. Lorsque Tim remonte le temps, son ombre reproduit exactement les mêmes gestes qu'il a effectués auparavant, façon élégante de se dédoubler et d'interagir non plus avec les éléments mobiles du décor, leviers et ennemis, mais avec leurs ombres. Il s'agit, mais ce n'est là que mon ressenti, du monde le plus difficile de tous car il vous faut penser maintenant en quatre dimensions (deux spatiales et deux temporelles), ce qui peut demander un peu d'accoutumance. Le cinquième monde introduit un nouveau mécanisme en l'objet d'un anneau magique qui, une fois posé au sol, crée une « bulle » qui ralentit le temps à son approche. On ne peut le poser qu'une seule fois, et il faut le récupérer pour pouvoir le réutiliser. De là, il faudra réfléchir avec attention à l'emplacement rêvé pour pouvoir faire en sorte que les différents mécanismes s'enclenchent au même instant, ou encore pour retarder l'apparition d'un événement pour avoir le temps de se positionner à l'endroit idéal et agir en conséquence. Enfin, le sixième monde, qui ne possède aucune pièce à collecter, vous étonnera car ce sera la première fois que vous pourrez remettre en question le principe de causalité, en créant une cause après une conséquence : en effet, le temps se déroule à reculons, ce qui inaugure quelques belles énigmes.

Comme vous pouvez le voir, sur un canevas aussi simple que le « contrôle du temps », le jeu de Jonathan Blow parvient à éviter avec brio la redite en exploitant toutes les possibilités offertes par ces mécanismes. Chaque monde est l'occasion non seulement d'introduire un nouveau concept, mais aussi de vous demander de mettre à profit tout ce que vous avez pu apprendre auparavant. Cette seule phase de jeu « linéaire » vous occupera déjà plusieurs heures car les énigmes visant à collecter les pièces des tableaux se font de plus en plus diaboliques. Il va falloir avant d'agir, et quand bien même l'on peut toujours « réessayer » d'une pression de bouton, visualiser comme on le peut le trajet à effectuer et les actions à commettre avant de finalement essayer. Braid est un jeu exigeant qui demande énormément de patience tant il peut être délicat, parfois, de trouver une réponse aux énigmes proposées. Certes, une fois la solution trouvée, l'on ne peut s'empêcher de sourire en se demandant « pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? ». Mais encore faut-il trouver cette solution.
À cause de cette composante « énigme » prépondérante dans Braid, il est difficile de classifier de façon absolue le jeu. S'il emprunte énormément aux jeux de plateformes, et en premier lieu à la série des Super Mario Bros. dont il reprend certaines marques d'univers (chaque monde se termine par un drapeau et un château, on nous dit que « la princesse est dans un autre château » et le premier niveau du monde 4 esthétise le premier niveau de Donkey Kong), la réflexion omniprésente le fait s'approcher d'un jeu à énigmes ou d'aventure. Braid compose et re-compose, agit, encore une fois, par touches. Il se découvre progressivement, la force du jeu étant de nous faire parvenir, sans s'en rendre compte, à naviguer d'un genre à l'autre sans contraintes ou temps morts.

Si ce n'est les six mondes que j'ai décrits plus haut, il existe deux autres univers à explorer dans Braid. Le premier est la maison qui sert de « hub » à ces différents tableaux. Il s'agit d'une maison de ville à étages avec chambres, toilettes et salle de bain ; les niveaux occupent chacun une pièce spécifique de la demeure, le dernier se trouvant au grenier. Le fait de récupérer un certain nombre de pièces de puzzle dans un niveau ouvre un ou plusieurs mondes, et Tim est alors libre de papillonner comme il le désire de l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'il ait tout récupéré. Il est toutefois recommandé de faire les niveaux dans un ordre strict, car la courbe de difficulté est, pour ainsi dire, palpable ; remettre un niveau en particulier à plus tard, c'est prendre le risque de passer à côté d'une résolution d'énigme qui vous aurait apporté une meilleure connaissance des mécanismes de jeu, vous permettant par ricochet de résoudre les suivantes. Cela, bien entendu, est partiellement subjectif, et nul doute que selon votre façon de penser vous trouverez certaines énigmes ultérieures plus simples que les précédentes.
Le deuxième environnement fait office d'introduction et d'épilogue à l'aventure. Avant de rentrer dans le premier niveau d'un monde, et après avoir terminé le dernier niveau, Tim se retrouve dans un monde paradisiaque, au sens premier du terme, puisqu'il flotte dans un univers nébuleux, blanc et cotonneux. Dans ces mondes se trouvent divers livres posés sur des lutrins, qui s'ouvrent lorsqu'on passe à leurs côtés ; le texte qu'ils contiennent s'affiche alors sur l'écran, laissant à chacun la liberté de les lire, ou non. Ce sont d'ailleurs ces ouvrages qui ont été l'objet d'une « bataille d'Hernani » entourant le jeu, bataille qui a vu fleurir deux camps spécifiques : ceux qui considéraient le jeu comme un merveilleux support de réflexion, un objet unique et, pour ainsi dire, précieux, et ceux qui ne le voyaient que comme une grandiloquente période aux phrases mal-formées, au style détestable et à la pompe regrettable. Je manquerai peut-être d'objectivité ce faisant mais je me place, irrémédiablement, dans la première catégorie comme vous le verrez dans la suite de cet article. À l'heure actuelle cependant, délaissons ces considérations d'étudiants et revenons à ce sur quoi nous pouvons toujours nous appuyer : le jeu, son gameplay et sa technique.

L'intelligence des différentes énigmes qui nous sont présentées dans Braid ne peut se faire jour qu'à condition qu'aucune erreur de conception, ou qu'aucun grain de sable ne vienne s'immiscer dans celui-ci. De ce point de vue-là, force est de constater que le travail opéré concernant la partie graphique - puisque la partie musicale n'était pas dépendante du bon-vouloir de l'équipe - est en tout parfait ; rien n'est à enlever. Si chaque énigme possède, bon an mal an, une seule résolution possible, l'application de celle-ci est plus ou moins laissée à la discrétion du joueur, en sachant que bien souvent, nos esprits ont tendance à concevoir des plans plus machiavéliques que ceux humblement fomentés par le créateur. Cette « liberté » offerte par le jeu de plateformes dans l'enrobage d'un jeu à énigmes apporte un souffle de bon aloi, bienvenu et pour ainsi dire salvateur, en faisant gonfler la sphère des possibles. De la même façon que deux joueurs ne traverseront pas de la même façon un niveau de Super Mario Bros., deux joueurs ne parcourront pas Braid de la même manière : certains vont vouloir obtenir les pièces de tableaux les unes après les autres, alors que certains sélectionneront les énigmes selon leur volonté ; certaines seront résolues plus rapidement que d'autres, certaines paraîtront impossibles jusqu'à ce qu'un détail vienne éclairer le problème d'un jour nouveau. C'est cette plasticité qui, à mon sens, participe grandement à l'atmosphère étrange du jeu et qui renvoie, encore une fois, à ce « paradoxe impressionniste » dont je parlais plus haut : si tout, dans ce titre, semble aspirer au débordement, à l'essai, à l'explosion, ses mécanismes et son déroulement respirent la mécanique huilée, la réflexion, la méditation. Illusion de liberté ou jeu avec le cadre, ce principe serait parfaitement illustré par le fait même de devoir reconstruire des tableaux pour finir les tableaux : mais ceux-ci, morcelés comme autant de pièces de puzzle, vont demander au joueur de mettre de l'ordre dans le chaos qu'il croit observer.
Braid est, dans un premier temps, un jeu d'une grande complexité, d'une malignité permanente qui nous ferait penser, encore une fois, à l'exercice poétique d'un alexandrin de Verlaine, d'un couplet d'Aloysius Bertrand ou d'un nu de Manet : sous ces figures connues et reconnues, sous ces rouages que l'on croit connaître pour les avoir rencontrés maintes fois depuis nos plus jeunes âges surgit sans que l'on s'y attende une énergie débordante et que l'on ne peut canaliser. Et cela est fait de façon si subtile, de façon si imperceptible, que le joueur est forcé, presque contre son gré, de l'accepter. Sous ses dehors bonhommes et son influence affichée, l'on aurait pu s'attendre à un énième jeu de plateformes/réflexion comme tant d'autres. Mais parce qu'il s'amuse à re-créer son genre, en amenant de nouveaux mécanismes de jeu ; parce qu'il s'amuse à re-créer ses références, en les citant de façon voyante avant de finalement s'en détourner ; parce qu'il s'amuse à re-créer la musique qu'il utilise, puisqu'elle est re-création d'un ancien art médiéval ; parce que les graphismes, envoûtants et enchanteurs, semblent en appeler à toute une tradition ancienne du jeu vidéo mais sont re-créés en utilisant les nouvelles capacités des machines récentes ; parce que le jeu, enfin, re-crée une expérience en invitant à sa relecture, pour toutes ces raisons et bien d'autres, Braid n'est pas qu'un simple chef d'œuvre de la scène indépendante.

Il est, et avant toutes choses, un chef d'œuvre du média dans son absolu : une leçon de game-design, une leçon de narration comme nous le verrons plus loin, une leçon de jeu vidéo. Passer à côté de cette œuvre, qui confine peut-être moins au jeu vidéo qu'à l'artistique, mais un artistique éclairé et convaincu de son bon droit là où Mario l'était sur un mode populaire, c'est ne pas comprendre à quel point le jeu vidéo a pu progresser au cours de son existence pour utiliser sa substance comme langage à part entière, et ne pas comprendre qu'il est à présent suffisamment mature pour s'apercevoir qu'il possède ce dit langage.
Braid est une expérience sensible, un choc esthétique, éthique, graphique, allégorique. Il est un ouvrage somme, somme de plus de trente ans d'essais, de réussites et d'échecs dans le monde du jeu vidéo. Il n'est pas la création d'un intellectuel enfumé comme on aurait pu nous le faire croire en écoutant les voix dissonantes qui se sont élevées, se cachant derrière des considérations datées de « durée de vie » ou de « difficulté » et n'évoquant que du bout des lèvres ceux, plus importants, de « rythme » et de « progression » ; il est le fruit d'une réflexion mûrie et réfléchie d'un artiste passionné, qui a saisi qu'un jeu pouvait raconter, avec ses propres moyens, une histoire spécifique tout en proposant une aventure interactive qui jamais ne s'essouffle ou marchande son principe pour de la facilité humiliante ou de la difficulté outrageuse. Et j'ose affirmer, non avec tambours et trompettes mais avec la sérénité qu'il se doit, que si Donkey Kong a popularisé le jeu de plateformes et si Super Mario Bros. lui a donné ses titres de noblesse, Braid l'a porté dans une toute autre dimension : celle de la maturité.

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