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Braid
Année : 2008
Système : Windows, Playstation 3, Xbox 360
Développeur : Number None, Inc./HotHead Games
Éditeur : Microsoft Game Studios/Number None, Inc.
Genre : Plate-forme / Réflexion

Analyse de l'histoire du jeu

Revenons un instant sur ce qui a été l'objet d'une controverse à l'époque de la sortie du jeu, nommément son histoire et la façon dont elle est relatée, ces fameux ouvrages sur lutrins dont je parlais plus haut. En effet, le joueur qui, pressé d'en découdre avec les énigmes, fait fi de toutes ces inscriptions - et elles sont nombreuses - passera à côté de l'intérêt principal du titre qui réside dans sa lecture et sa re-lecture, dans son interprétation. Sans cela, il ne verra à sa toute fin qu'un retournement de situation, fort bien pensé et amené du reste, mais qui se contente d'être plaisant, au mieux intelligent, mais rien de plus.
En revanche, celui et celle qui s'investit au sein de la lecture de ces nombreux tomes, qui les décortique et qui les met en relation avec les autres éléments du jeu, notamment les environnements parcourus, les mécanismes introduits et ce que les tableaux représentent, s'apercevra que le jeu est bien plus qu'une aventure dans le temps et l'espace, mais une réflexion élaborée sur des thèmes variés, que je vous propose ici d'effleurer.

Ce qui suit dévoile des moments cruciaux du scénario de Braid. Aussi, il est bien plus que chaudement recommandé de finir le jeu une première fois avant de se plonger dans la suite de l'article.

L'interprétation, ou plutôt les interprétations que l'on peut faire du scénario de Braid sont particulièrement complexes et soulèvent plus de questions qu'elles n'en résolvent. Si l'on possède un certain nombre de clés, cela reste insuffisant pour parvenir à tout faire. Aussi, cet article n'a aucunement la prétention de tout découvrir et de tout comprendre, uniquement d'aborder un certain nombre de thèmes et de pointer du doigt quelques éléments spécifiques et signifiants. Cela allant avec nombre de révélations, je répète mon avertissement : il faut avoir terminer le jeu au moins une fois pour profiter intégralement de ce qui va suivre.
Je vous proposerai, au cours de cette analyse, trois pistes d'interprétation radicalement différentes, chacune d'entre elle essayant de prendre au fur et à mesure un peu de hauteur et de distance avec le sujet, en allant, pourrait-on dire, du « plus évident » au « moins évident ».

La première interprétation se cantonnera à explorer les textes proposés pour les mettre en relation avec le système de jeu et les énigmes elles-mêmes : autrement dit, je me proposerai de lire le jeu de façon purement autotélique, ne restant que dans sa diégèse et considérant que les textes et situations ne parlent que du jeu, et uniquement du jeu.
La seconde interprétation considérera le jeu sous un angle, cette fois-ci, métaphorique, c'est-à-dire que les événements, lieux et personnages ont subi un déplacement sur leur échelle de signification (« métaphore » venant du grec pour « transport »). Grosso modo, il s'agit de grossir les traits, les couleurs, les formes, afin de parvenir à une idée plus facilement compréhensible.
Enfin, la troisième interprétation sera, quant à elle, allégorique. À nouveau, mettons-nous d'accord sur les termes. L'allégorie est, il faut le savoir, la façon de parler favorite des auteurs médiévaux (comme quoi, nous y revenons toujours). Elle est à la fois un acte mémoriel et une façon de comprendre le monde, de le saisir et de l'appréhender. Étymologiquement, allégorie signifie « parler autre ». Il s'agit de faire comprendre un concept, une idée, une morale bref, quelque chose de purement abstrait en parlant de quelque chose de concret. Représenter la justice sous les formes d'une femme aux yeux bandées est une allégorie ; et ici, nous considérerons que Braid est une allégorie en lui-même.

La différence entre la métaphore et l'allégorie est ténue, et en réalité l'allégorie est une façon de métaphore. Cependant, la métaphore est un procédé « ponctuel », discontinu dans le discours. L'allégorie, en revanche, est un procédé continu, un genre de « métaphore filée ». Cela est bien entendu lourdement sujet à discussion, les plus grands spécialistes n'étant aucunement d'accord sur les termes en fonction des exemples. Je m'arrêterai cependant sur ces définitions pour la suite de cet article.

Ceci étant posé, commençons nos analyses.

Niveau descriptif

Les tableaux

Comme je l'ai précisé plus haut, chaque niveau du jeu est représenté par un tableau, et chaque monde est précédé d'un certain nombre de livres qui relatent l'histoire. Commençons par observer les différents tableaux présents dans le jeu. Je le précise ici, mais les deux derniers tableaux sont inversés : le dernier monde (celui de « l'anneau ») est celui le plus à droite en bas de la maison. Sinon, on parcourt les niveaux de la gauche vers la droite, en commençant par l'étage du haut.

Essayons alors d'associer, de façon simple, tableaux et mécanismes du jeu qui sont introduits.

- Le premier tableau montre deux amoureux, un homme et une femme, en train de s'embrasser dans ce qui semble être un jardin. Sur une table, une bouteille de vin qui chute. L'homme tend alors le bras pour essayer de la rattraper, à moins qu'en voulant la saisir il ne la fasse tomber ? Quoi qu'il en soit, la peinture montre un événement en cours de réalisation (je vous renvoie à ce que je disais plus haut sur l'impressionnisme), et la bouteille va au mieux tomber et répandre son précieux liquide, ou bien se briser. Dès lors, l'idéal serait de parvenir, pour éviter cet incident, de remonter le temps... Le niveau vous introduisant à ce mécanisme, le tableau illustre parfaitement, bien que dans un cadre domestique, l'intérêt formidable d'un tel outil.

- Le second tableau montre un homme habillé en tenue officielle portant un toast au sein d'une assemblée, entouré par un homme et une femme. Il est difficile de dire qui porte le toast et pour quoi, mais le verre penché sur le côté droit semble indiquer que l'homme au centre du tableau est celui qui est célébré ; l'on peut alors penser pour une réussite quelconque, artistique, financière ou encore politique. Lorsque l'on a la chance de se retrouver dans cette position, l'univers, le temps même semble tourner autour de nous et de nos moindres faits et gestes. Nous sommes, pour ainsi dire, parfaitement imperméables au flux du temps... tout comme ces zones brillantes qui ne subissent pas nos changements et qui sont ici introduits.

- Le troisième tableau montre une chambre d'enfant, probablement en bas âge même s'il est difficile d'en être persuadé : si le lit est ouvertement celui d'un enfant et non d'un nourrisson, les avions suspendus peuvent faire penser aux jouets tournant au-dessus des berceaux. Un homme se tient dans le cadre de la porte, la main touchant sans doute un interrupteur. On peut penser qu'il vient de coucher son enfant et qu'il éteint la lumière, ou qu'au contraire il vient le réveiller pour, mettons, aller à l'école. Associé aux mécanismes de ce monde (le temps recule quand on va vers la gauche, avance quand Tim va vers la droite), on peut extrapoler les choses dans plusieurs directions : est-ce à dire qu'avoir un enfant nous renvoie à notre propre enfance, comme si l'on revenait dans le temps ? Qu'un adulte face à un enfant ne désire que retrouver son innocence, et qu'un enfant en regardant un adulte ne souhaite que grandir ? Ou encore que le cycle du temps, malgré l'envie de revenir en arrière ou de l'arrêter est inéluctable, et que l'on ne peut progresser sans avancer et, donc, grandir ?

- Le quatrième tableau (donc, celui le plus en bas à gauche) possède une subtilité guère évidente à découvrir à première vue. Nous y voyons d'abord un homme assis sur un canapé, buvant ce qui semble être une canette de soda. Il semble posséder un sac à dos, posé nonchalamment à ses côtés. Or, c'est ce même homme qui se trouve à l'arrière-plan du tableau, souriant à d'autres personnes (peut-être des invités, ou des collègues) : on le reconnaît à sa cravate bleue et surtout à son sac noir qui tranche avec le reste. Le thème de ce monde étant les « réalités parallèles » ou encore le don d'ubiquité, on peut considérer là que l'homme au premier plan représente ce qu'il voudrait faire à ce moment-là : se reposer et être seul plutôt que de se prêter aux codes sociaux. Une autre interprétation peut être considérée, de la même façon d'ailleurs que ce qui se passe dans le jeu : pour que l'ombre se déclenche, il faut faire l'action une première fois, puis remonter le temps. Autrement dit, si les effets se déroulent à l'écran au même moment, elles se sont pourtant succédées dans le temps. Au Moyen-Âge, j'y reviens toujours, il était très fréquent pour les peintres de représenter au sein d'une toile une succession d'action en faisant apparaître plusieurs fois un personnage : l'on pourrait même considérer que cela se lisait « comme une bande dessinée », la découpe en cases en moins. De là, rien n'interdit de considérer la lecture de ce tableau sous cet angle, et de comprendre que malgré les politesses et les sourires, l'homme en question ne désire qu'une seule chose : être tranquille.

La danse de Salomé, par Gozzoli, datant de 1491. On aperçoit le personnage féminin au premier plan, dansant, et derrière, présentant la tête du saint sur la gauche.

- Enfin, le cinquième tableau montre une ville sous la neige. Au premier plan, quelque chose brûle dans une poubelle, peut-être du papier. Derrière, un homme regarde le feu brûler, ce qui nous invite peut-être à considérer qu'il est l'auteur de celui-ci. Quelque chose surprend cependant : bien qu'il neige et que l'on perçoit clairement quelqu'un tenir un parapluie à l'arrière-plan, l'homme ne porte pas sa veste sur lui mais au bras, comme s'il avait chaud. Vient-il de sortir de chez lui ou d'ailleurs, et n'a-t-il pas eu le temps de se rhabiller ? À moins qu'il soit parti de quelque part en coup de vent, ou a-t-il été chassé, sans avoir pris la peine de se vêtir ? La petite taille de la flamme nous empêche de considérer qu'il l'a enlevée car il avait trop chaud. Associé au principe de l'anneau, plusieurs choses peuvent être considérées : il est vrai qu'en regardant un feu, l'on peut avoir l'impression que le temps ralentit, comme si l'on était hypnotisé par son approche. On peut interpréter aussi la rêverie de l'homme comme un effet de cet anneau : le temps s'arrêtant presque, il ne sent nullement le froid, perdu qu'il est dans ses pensées.

Bref, globalement causant et avec peut-être un tantinet de circonvolutions, il est possible de rattacher de façon fidèle les mécanismes de jeu introduits et la représentation faite par les tableaux. Il y a cependant un petit quelque chose de pervers dans ce système, car les tableaux sont reconstitués parfaitement une fois seulement que toutes les pièces ont été collectées, autrement dit à la fin des niveaux respectifs. Ils viendraient donc expliquer « après coup » les mécanismes qu'ils auraient pourtant introduits.
Bien entendu, dans l'économie du jeu, ce sont les textes qui prodiguent ces informations de prime abord. Comme vous le verrez, cette façon de raconter les choses « à reculons » sera très importante pour le dernier niveau du jeu.

Les textes liminaires

Les images qui suivent sont des représentations exactes des textes que l'on peut lire au cours de la partie, dans l'ordre même où ceux-ci se présentent au joueur. Ils sont ici regroupés par monde, et je ne commenterai que ceux qui demandent explicitations. Je l'évoque également ici, mais la numérotation qui suit n'est pas une erreur...

« Tim est parti à la rescousse de la Princesse. Elle a été enlevée par un horrible monstre maléfique. Tout cela à cause de Tim, qui avait commis une erreur. »
« Et pas qu'une seule. Il avait commis plusieurs erreurs quand ils étaient ensemble, il y a de si nombreuses années. Leur relation n'est plus qu'un souvenir confus. À l'exception d'une image qui lui revient en tête : il revoit la Princesse le quittant, en balançant sa tresse avec dédain.
Il sait qu'elle a essayé de lui pardonner. Mais qui peut oublier un mensonge si coupable, tel un coup de poignard dans le dos ? Une erreur pareille change une relation de façon irréversible même si les partenaires savent tirer les leçons de leurs erreurs passées. La Princesse se mit à plisser les yeux. Elle devint plus distante. »
« Notre monde nous a appris à être avares du pardon. En pardonnant trop facilement, nous risquons d'ê profondément blessés. Mais si nous avons su tirer les leçons de nos erreurs, ne devrions-nous pas être récompensés de cet apprentissage, au lieu d'être puni de nos erreurs ? »
« Mais si notre monde était différent ? Si nous pouvions lui dire : "Je ne pensais pas ce que je viens de dire" et elle répondrait : "Ce n'est rien, je comprends". Et elle ne partirait pas et la vie continuerait comme si de rien n'était. Les douleurs disparaîtraient et il ne resterait que la leçon tirée de cette erreur. »
« Tim et la Princesse se détendent dans le jardin du château. Ils rient et donnent des sobriquets aux oiseaux colorés qui les entourent. Ils dissimulent leurs erreurs respectives, bien à l'abri des plus du temps. »

- Monde 2 « Temps et pardon » : Afin de comprendre plus en avant ce détail de la « tresse » de la Princesse, il faut alors savoir que c'est une traduction littérale du mot anglais qui donne son nom au jeu, Braid. Ce terme a également d'autres significations ; il peut se traduire par « galons » (pour les officiers militaires, par exemple), et est utilisé pour signifié « enchevêtrer », cela s'appliquant autant à l'abstrait qu'au concret. À la vue de ce qui a été dit concernant les tableaux, et rattaché au principe même de « retour dans le temps », vous conviendrez que le terme est particulièrement bien choisi pour décrire le jeu dans sa globalité.

Le premier livre rajoute une donnée que j'avais volontairement cachée plus haut : si la Princesse a été enlevée, c'est parce qu'elle a fui Tim, qui avait commis « plusieurs erreurs », la « tresse » (the braid) étant la dernière image qui lui reste d'elle. Les textes qui suivent évoquent justement cette envie de revenir en arrière, d'effacer le passé, et le dernier évoque une scène bucolique qui semble faire écho de façon directe au tableau du niveau. Autrement dit, ce tableau, et par extension peut-être les autres, évoque un événement passé.

« Il y a plusieurs années de cela, Tim avait abandonné la Princesse. Après l'avoir embrassée dans le cou, il avait ramassé son sac de voyage et il était parti. Il le regrette maintenant, dans une certaine mesure. Il est aujourd'hui parti à sa recherche pour lui montrer qu'il connaît toute sa peine, mais aussi à quel point cela lui avait fait du bien. »
« Pendant longtemps, il croyait avoir entretenu une relation parfaite. Il avait été férocement protecteur, en empêchant que ses erreurs n'affectent la Princesse. De même, la Princesse contenait ses erreurs pour toujours le satisfaire. »
« Mais vivre protégé par une amie dans une bulle confortable est un mode d'existence avec de graves conséquences. Pour vous satisfaire pleinement, elle doit vous comprendre parfaitement. Ainsi, vous ne pouvez pas défier ses attentes, ni échapper à son influence. Sa bienveillance vous a enfermé, et les accomplissement de votre vie se limiteront au périmè qu'elle a défini. »
« Tim avait besoin d'indépendance. Il avait besoin de se dépasser. Il avait besoin, parfois, d'échapper à la sphè d'influence bienveillante de la Princesse. »
« Tim avait vu, au loin, un château dont les drapeaux flottaient même lorsque le vent ne soufflait pas, un château où le pain était toujours chaud dans la cuisine. Il avait vu un peu de rêve. »

- Monde 3 « Temps et mystère » : Le joueur en apprend davantage concernant « l'erreur » en question : Tim avait abandonné la princesse pour « prendre l'air » peut-on dire. Le dernier texte évoque une idée d'intemporalité (le terme toujours est particulièrement révélateur) qui sied bien au thème de ce niveau, celui des zones intemporelles.

Pendant la « fugue » de Tim du reste, celui-ci a échappé, peut-on dire, au monde cloisonné et cloîtré de la Princesse : telle une épouse possessive, elle l'empêchait de s'exprimer. Il a alors décidé de faire « autre chose » de son existence, de vivre indépendamment de la Princesse, d'où alors l'image de réussite du tableau correspondant.

« Lors d'une visite chez ses parents pour un repas de famille, Tim eut soudain l'impression d'être retourné dans le passé, alors qu'il vivait sous leur toit et qu'il devait respecter leurs valeurs étranges et sans importance à ses yeux. À l'époque, une dispute pouvait éclater pour une raison aussi futil qu'une tâche de sauce sur la nappe. »
« Tim s'échappa et marcha, respirant l'air frais, vers l'université où il avait étudié après avoir quitté le foyer parental. Tandis qu'il s'éloignait de cette maison marquée par les conflits, il sentit le poids de ces années d'enfance lentement disparaître dans le passé. Mais à présent, il se retrouvait face aux insécurités ressenties alors qu'il était étudiant, à cette angoisse provoquée par la sélection sociale. »
« Tim ne fut soulagé qu'à la fin de sa visite. De retour chez lui, dans le présent, il prit conscience du chemin parcouru et à quel point sa situation s'était améliorée. Cela le rapproche un peu plus chaque jour de la Princesse. Si elle existe (et elle doit exister), elle le transformera lui et tous les autres. »
« Lors de sa visite, il avait senti que chaque lieu était empreint d'émotion qui appelait un souvenir : une époque et un lieu. Ne pouvait-il donc pas trouver la Princesse ce soir, en errant simplement de lieu en lieu et se fiant à son intuition ? Il devait suivre une piste à l'é de ses sens, de ses craintes et de ses inspirations, jusqu'au château. Il imagine la Princesse et son odeur : un moment si fort qu'il s'en souvient comme d'un moment passé. »
« Le lendemain matin, Tim sortit de chez lui, confiant de ce que cette nouvelle journée lui réservait. Il se sentait optimiste. »

- Monde 4 « Temps et endroit » : Le thème du passé, du retour dans le temps et du futur est particulièrement mis en avant dans ces textes. Le fait de mettre en doute l'existence de la Princesse semble placer ces pensées avant la rencontre de Tim avec celle-ci (la modalisation par l'intermédiaire du verbe devoir est un signe clair de discours indirect libre. L'anglais est même encore plus direct à ce niveau, je cite : « If she exists - she must! - she will transform him, and everyone. »), après avoir quitté ses parents et avoir étudié à l'université. La princesse est donc un amour raisonné, un amour d'adulte et non une passade infantile comme on aurait pu le penser.

Ces textes évoquent aussi lourdement l'association forte entre le temps et l'espace ou, pour être plus précis, le fait qu'à un endroit spécifique corresponde une époque de la vie en particulier. C'est ce que l'on a appelé au Moyen-Âge, encore une fois, « la théorie des âges », considération d'inspiration antique et dont les « stades de développement » freudien (stade buccal, sadico-anal etc.) ne sont jamais qu'une adaptation moderne.
Il convient de remarquer, dans tous les cas, que si les textes relatent des événements situés avant les deux premiers (car Tim ne connaît pas encore la princesse), il devient logique que la résolution des énigmes ne demande pas de remonter le temps : afin de rejoindre le point d'entrée de la diégèse, il faut « rattraper le temps perdu »... et toujours courir vers la droite.

« Elle n'a jamais compris les impulsions qui le motivaient, ni ressenti cette intensité qui, au fil du temps, a creusé des lignes sur son visage. Elle n'a jamais été vraiment proche de lui... même s'il agit comme si elle l'avait été, lui murmurant à l'oreille les confidences les plus intimes. »
« Devant les restes du dîner, ils savent tous les deux que l'heure est venue. Il aurait pu dire : "Je dois aller trouver la Princesse", mais ce ne fut pas nécessaire. Il l'embrassa une dernière fois, jeta son sac de voyage sur son épaule et s'en alla. Toutes les nuits qui suivirent, elle l'aima toujours, comme s'il était resté pour la réconforter et la protéger. Maudite Princesse ! »

- Monde 5 « Temps et décision » : Le monde 5 est celui qui possède le moins de textes disponibles en introduction. Les deux extraits évoquent, à tour de rôle, la question de l'ubiquité et de la simultanéité : le premier évoque Tim se dédoublant (une part de lui n'est pas proche d'elle, une autre l'est) alors que le second évoque la dualité pour elle (elle aime Tim présent comme absent), ce qui renvoie bien évidemment directement au mécanisme des ombres dont j'ai parlé plus haut.

Cependant bien entendu, le plus curieux demeure le fait que le elle évoquée dans le premier texte n'est pas la princesse en question. La syntaxe est identique à la version originale, l'auteur nous fait croire à une progression à thème constant (le dernier elle évoquée dans le monde précédent renvoyant directement à la Princesse) pour mieux nous tromper. De là on peut construire l'histoire de Tim de façon plus précise : après avoir étudié à l'Université, Tim s'est mis en couple avec une femme avant de la quitter pour finalement chercher la Princesse, figure qui semble le hanter depuis son enfance. S'agit-il d'un amour secret de plusieurs années, ou la quête de la véritable âme sœur ?

« Dans un monde parfait, cet anneau aurait été un symbole de leur bonheur. C'est un signe de dévotion éternelle : même s'il ne trouve jamais la Princesse, il la cherchera toujours. Il gardera cet anneau sur lui. »
« Mais l'anneau qu'il porte trahit sa présence. Il brille aux yeux des autres comme un signal d'avertissement. Il rend les gens plus difficiles à approcher. La méfiance, les soupçons. Les relations sont plombées avant même que Tim ne se mette à parler. »
« Avec le temps, il apprend à traiter les autres avec plus d'attention. Il comprend leurs hésitations et fait tomber subtilement leurs défenses. Mais cela le fatigue et ne fonctionne que modérément. Cela ne lui permet pas d'obtenir ce dont il a besoin. »
« Tim se met à cacher cet anneau dans sa poche. Mais il a du mal à le supporter : trop longtemps cachée, cette partie de lui risque de suffoquer. »

- Monde 6 « Hésitation » : Le thème de l'anneau est bien entendu mis en avant dès les premiers textes de ce monde et, comme ils l'indiquent, « il rend les gens plus difficiles à approcher »... autrement dit, le principe même de l'anneau magique est ici clairement explicité, le jeu étendant ce principe à tous les éléments mobiles à l'écran.
Il faut cependant ici remarquer que la Princesse n'est pas encore trouvée par Tim, il la cherche encore : la possession de cet anneau est, en soi, un symbole de sa quête toute entière. Il devient là possible de considérer les choses ainsi, et de réarranger les mondes selon un ordre chronologique traditionnel.

L'on aurait ainsi : monde 4 (Endroit : Tim a quitté la maison de ses parents, a fini ses études mais est encore célibataire) - monde 5 (Décision : Tim s'est mis en couple, mais n'est pas satisfait par celui-ci et part chercher la Princesse) - monde 6 (Hésitation : Tim achète un anneau pour l'offrir à sa bien-aimée, mais se demande s'il doit le garder ou non) - Tim trouve la Princesse - monde 3 (Mystère : Tim quitte la princesse pour « vivre sa vie », celle-ci est enlevée par un odieux monstre) - monde 2 (Pardon : Tim regrette son geste, et cherche à retrouver la princesse).

« À la terrasse d'un café, sur une place radieuse, la plupart des clients se détendent, profitant des rayons du soleil et de leurs boissons bien fraîches. Mais ce n'est pas le cas de Tim : il remarque à peine le soleil et n'a même pas goûté son café. Pour lui, cet endroit, lui permet d'observer la ville : dans les hésitations des passants, dans les mouvements de la main d'une vendeuse qui propose une sélection de thés à un client, Tim espère trouver des indices. »
« Cette nuit-là, au cinéma, des aventuriers fictifs fendent invraisemblablement l'écran. Le public est varié. Certains clients du café sont désormais assis dans de confortables fauteuils, impatients d'assister à une nouvelle distraction qui leur fera oublier l'ennui de leur vie trop facile. dans d'autres siès, des pêcheurs et des fermiers espèrent oublier leur longue journée de labeur. »
« Tim est là, lui aussi, mais il scrute le brillant du rouge à lèvres à l'écran ou la fumée d'un hélicoptère qui s'est écrasé. Il pense y discerner un message. À la fermeture du cinéma, le public se disperse en direction du sud, Tim, lui va au nord. »
« Les gens comme Tim semblent vivre à l'opposé des autres habitants de la ville. Le flux et le reflux, toujours à contresens. »
« Tim veut, plus que quiconque, trouver la Princesse. Pour Tim, ce serait un moment mémorable, une lumière qui éclairerait le monde, révélerait les secrets longtemps dissimulés et illuminerait (ou ferait se matérialiser) un palais où l'on pourrait vivre en paix. »
« Mais comment les autres habitants percevraient-ils cela, dans ce monde à contre-courant ? Cette lumière, intense et chaleureuse au début, allait bientôt finir par s'éteindre, emportant avec elle le château. C'était comme mettre feu à l'endroit qu'on appelait "maison" étant enfant,comme détruire à tout jamais tout espoir de sécurité. »

Vous remarquerez alors qu'il existe « un trou » dans cette histoire. Et le dernier monde, sobrement intitulé « 1. » comme on peut le présager, de le remplir. Tim va à contre-sens, cela est stipulé relativement clairement dans les textes. La chose est à prendre de façon très littérale, il ne faut donc pas que vous ne l'oubliiez. Car, effectivement, je ne vous révélerai pas le twist dont je parlais plus haut, ce serait criminel. Je ne vous dirai donc seulement que ce monde révèle la façon dont Tim a trouvé la Princesse... et un peu plus.

S'il y a après ce monde un « Épilogue » avec une dizaine de nouveaux textes, leur présence et leur interprétation sortent cette fois-ci du simple domaine du jeu et aborde la lecture « métaphorique » dont je parlais plus haut, lecture dont il va être question à présent.

Niveau métaphorique

En effet, il peut être possible de considérer les choses en prenant un tantinet de hauteur ; et j'avoue que, lors de ma première partie, c'est ainsi que je l'avais compris. Il est possible de lire ce jeu comme une métaphore de la vie de couple, la Princesse devenant, notamment, une représentation de l'âme sœur ou, encore, d'une épouse. Vu ainsi, le jeu se fait relativement touchant, voire poignant pour celles et ceux qui ont, comme moi, le cœur un peu trop près de l'estomac. Comme toujours avec ce type d'interprétation, il s'agit d'un élément en particulier qui parvient à nous mettre la puce à l'oreille ou, ici, un faisceau d'éléments. Ce qui m'avait le plus interloqué, c'était le décalage étrange qu'il pouvait subsister entre l'histoire et l'environnement du jeu : l'une en appelle au médiéval, l'autre plutôt à un univers contemporain. Si Tim est un jeune homme explorant des châteaux et affrontant mille dangers, il est habillé d'une cravate et d'un jean ; s'il se retrouve avec le pouvoir de ralentir le temps en posant au sol un anneau magique, cela se fait dans un décor rappelant celui d'une ville moderne perdu sous la neige.
Bref, il existe un décalage permanent entre l'univers dépeint et l'histoire racontée, décalage qui ne peut ne pas faire songer qu'il y a là bien plus que le jeu veut bien nous montrer.

Reprenons les choses posément à partir des éléments que nous avons déjà dégagé à l'instant, notamment la remise en ordre de la chronologie étrange du jeu, oublions ces affaires de Princesses, de châteaux et de monstres qui enlèvent les premières pour les mettre dans les seconds. Considérons, même si, je le sais, nous n'en avons guère l'habitude dans le jeu vidéo, que tout est faux : l'on ne peut remonter le temps, le ralentir ou quoi que ce soit. Tout ceci n'existe pas. De la même façon que les dinosaures qui nous accueillent à la fin de chaque monde, tout ceci n'est qu'une projection mentale, qu'une représentation imagée d'une réalité que nous ne connaissons que trop bien.

Cette lecture introduit pour la première fois les textes de l'épilogue.

Or donc, représentez-vous vivant chez vos parents. L'insouciance de l'enfance se conjugue à une vie relativement aisée où le moindre de vos besoins est immédiatement satisfait. Vous grandissez, un jour après l'autre, avançant perpétuellement dans le flux du temps en en conservant quelques regrets puisque vous savez que jamais vous ne pourrez revenir en arrière. Vous entrez à l'université, vous étudiez et, même, vous réussissez votre carrière : vous faites la connaissance d'une charmante jeune femme, l'une de vos collègues, et vous décidez de vivre avec elle. Au tout début, tout se passe pour le mieux : vous êtes amoureux, vous buvez du vin, tout semble aller pour le mieux. Du reste, votre carrière prend de l'élan, tout le monde vous apprécie. Le bonheur est à portée de main.

« Lors d'une visite chez ses parents pour un repas de famille, Tim eut soudain l'impression d'être retourné dans le passé, alors qu'il vivait sous leur toit et qu'il devait respecter leurs valeurs étranges et sans importance à ses yeux. À l'époque, une dispute pouvait éclater pour une raison aussi futil qu'une tâche de sauce sur la nappe. »
« Tim s'échappa et marcha, respirant l'air frais, vers l'université où il avait étudié après avoir quitté le foyer parental. Tandis qu'il s'éloignait de cette maison marquée par les conflits, il sentit le poids de ces années d'enfance lentement disparaître dans le passé. Mais à présent, il se retrouvait face aux insécurités ressenties alors qu'il était étudiant, à cette angoisse provoquée par la sélection sociale. »
« Tim et la Princesse se détendent dans le jardin du château. Ils rient et donnent des sobriquets aux oiseaux colorés qui les entourent. Ils dissimulent leurs erreurs respectives, bien à l'abri des plus du temps. »

Le temps passant cependant, la vie avec elle se fait de plus en plus pesante. Bien que vous essayez d'être complice, vous vous rendez rapidement compte que cette femme n'est pas pour vous. Les sourires, les soirées mondaines vous pèsent de plus en plus tandis qu'un remord ignoble vous ronge : est-ce réellement mon âme sœur ? Serais-je heureux si je construisais ma vie avec elle ? Voulant cependant arranger autant que faire se peut cette situation inconfortable, vous vous décidez de la demander en mariage, espérant que ceci règle magiquement tous vos problèmes.

« Dans un monde parfait, cet anneau aurait été un symbole de leur bonheur. C'est un signe de dévotion éternelle : même s'il ne trouve jamais la Princesse, il la cherchera toujours. Il gardera cet anneau sur lui. »
« Le lendemain matin, Tim sortit de chez lui, confiant de ce que cette nouvelle journée lui réservait. Il se sentait optimiste. »

Le mariage arrive, mais l'effet escompté est contraire à ce que vous espériez : plutôt que de tout arranger, le mariage crée bien plus de difficultés. Non seulement vous vous sentez toujours aussi seul, encore plus seul, mais du reste les gens à présent vous évitent, vous considèrent comme de plus en plus inaccessible. Conserver l'anneau au doigt l'empêche de nouer contact avec d'autres personnes, alors que le cacher conduit au mensonge, tout autant détestable.

« Mais l'anneau qu'il porte trahit sa présence. Il brille aux yeux des autres comme un signal d'avertissement. Il rend les gens plus difficiles à approcher. La méfiance, les soupçons. Les relations sont plombées avant même que Tim ne se mette à parler. »
« Avec le temps, il apprend à traiter les autres avec plus d'attention. Il comprend leurs hésitations et fait tomber subtilement leurs défenses. Mais cela le fatigue et ne fonctionne que modérément. Cela ne lui permet pas d'obtenir ce dont il a besoin. »

Cette erreur, hélas, sera le point de départ de nombreuses autres. Finalement, vous prenez la seule décision possible : vous décidez de la quitter pour chercher votre âme sœur, votre « Princesse ». Vous passerez une vie entière concentrée à cela, avant de finalement la trouver. Mais vous vous rendrez compte finalement que ce n'était pas elle que vous cherchiez : toute votre vie, vous n'avez fait que courir après un idéal qui ne peut jamais être réalisé. Vous vous aimiez davantage que vous vouliez cette Princesse. Cependant, enfermé dans votre désir égoïste, vous vous croyez heureux, alors que vous n'avez fait que répandre le malheur autour de vous.

« Devant les restes du dîner, ils savent tous les deux que l'heure est venue. Il aurait pu dire : "Je dois aller trouver la Princesse", mais ce ne fut pas nécessaire. Il l'embrassa une dernière fois, jeta son sac de voyage sur son épaule et s'en alla. Toutes les nuits qui suivirent, elle l'aima toujours, comme s'il était resté pour la réconforter et la protéger. Maudite Princesse ! »
« Tim ne fut soulagé qu'à la fin de sa visite. De retour chez lui, dans le présent, il prit conscience du chemin parcouru et à quel point sa situation s'était améliorée. Cela le rapproche un peu plus chaque jour de la Princesse. Si elle existe (et elle doit exister), elle le transformera lui et tous les autres. »

Comme vous le voyez, les textes épousent relativement bien cette vision de l'histoire. Il est à noter, car cela est intéressant, que raconter l'histoire de cette façon amène à considérer les tableaux de façon linéaire cette fois-ci : le bonheur (monde 2), la réussite sociale (monde 3), l'enfant (monde 4), la désillusion (monde 5), le doute quant au mariage (monde 6), la découverte de la princesse (monde 1) et l'épilogue, dont voici le texte le plus significatif : la fin de sa quête.

« Le garçon demanda à la fille de le suivre, puis il prit sa main. Il la protègerait ; ils s'échapperait de ce château opprimant, en battant en chemin toutes les crétures, faites de doutes et de fumées, pour vivre libres. Ce garçon voulait protéger son amie. Il lui prit la main et mit son bras autour de ses épaules. Il marcha en la prenant dans ses bras pour la soutenir et la garder proche de lui dans la foule impersonnelle de Manhattan. Ils se dirigèrent vers la station de métro de Canal Street en se frayant un chemin dans la foule. »

Le fait, cependant, de placer la « découverte de la princesse » à la fois comme point de départ et de conclusion de cette histoire permet de la considérer de façon obsessionnelle, comme un leitmotiv. Tim pensait que sa vie, que son bonheur ne serait possible, et ne commencerait qu'une fois cette femme trouvée ; il la projetait, la désirait tellement qu'il n'imaginait pas un seul instant vivre sans elle ; et une fois enfin avec elle, sa « vraie vie », le « premier chapitre de sa vie » pouvait alors entièrement commencer.
Le héros de notre aventure, cela était sous-jacent à notre première lecture, est un obsessionnel complet, toute sa vie n'étant tournée que vers un seul et unique objectif : trouver la princesse.

L'on pourrait même aller un peu plus loin en incluant le retour dans le temps dans l'équation, et en considérant les choses non plus selon l'angle de la fable comme dans le premier niveau d'interprétation, mais selon, cette fois-ci, une considération psychanalytique. L'une des marques de la névrose obsessionnelle telle que définit par Freud (Cinq leçons sur la psychanalyse, chapitres concernant « L'homme aux rats » et « L'homme aux loups ») reste le sentiment de « Toute-Puissance » : il s'agit de la croyance du patient à se croire habité d'un pouvoir surnaturel lui permettant de contrôler son environnement.
Je pense que cela alors se passe ici de commentaires. Braid peut se lire comme l'histoire d'amour impossible d'un individu atteint d'un trouble obsessionnel, cherchant malgré tout à vivre une histoire d'amour normale et échouant à chaque fois.

Le côté pervers des théories de Freud, c'est, hélas - tant mieux, diront les thérapeutes - leur caractère réversible et universel, et ce malgré toute logique ou tout bon sens. Autrement dit, nous sommes tous - oui, même vous qui lisez ceci - des névrosés en puissance. Ce que le jeu nous raconte, c'est la destinée de toute histoire d'amour. Les choses sont tristes, sombres, noires : nous sommes des êtres, nous raconte Braid, profondément égoïstes et incapables de faire montre d'un amour quelconque autrement que pour nous-mêmes.

Tout un chacun conviendra qu'il s'agit là de quelque chose que l'on ne nous donne guère souvent à lire dans les jeux vidéo à part, évidemment, dans ceux qui avaient déjà utilisé l'écriture métaphorique et allégorique tels Silent Hill 2 ou The Path. S'il est quelque chose, en effet, que nous a appris la Littérature, le Cinéma, le Théâtre, la Danse bref, toutes les formes possibles d'expression que l'Homme a en sa possession, y compris les mouchoirs en papier et le yo-yo, c'est que les histoires les plus poignantes et les plus intéressantes sont souvent les plus dramatiques.
Je tiens cependant ici à devancer les futures critiques que l'on pourrait m'adresser. Bien entendu, les jeux cités à l'instant ne sont pas les seuls à présenter des moments poignants ; et il suffit de songer, ne serait-ce, qu'à Final Fantasy (et je parle bien entendu de la mort la plus pleurée de l'histoire du média, je fais bien entendu référence à la disparition du Général Léo. N'est-ce pas ?) pour en trouver de nombreux exemples.

Mais ce qui distingue Braid de tous, y compris de Silent Hill et de The Path, c'est que les choses sont faites de façon on ne peut plus subtile et dissimulée, et non à grands renforts de symboliques pesantes ou de cinématiques pompeuses. On pourra arguer, et c'est malgré tout mon avis, qu'une grande partie de cette interprétation passe par le texte et non par les mécaniques de gameplay même si ceux-ci, comme je l'ai montré, incitent à aller dans le sens de cette interprétation. Il reste cependant que la lecture de ces textes est laissée au libre-arbitre du joueur, chose finalement peu courante dans l'histoire des jeux vidéo. Même un jeu comme Earthbound, dont je saluais la subtilité ici-même, n'allait pas aussi loin dans son concept. Je m'emporte peut-être, je m'emporte peut-être. Mais dans le même temps, je ne ferai pas d'article et de glose si je ne trouvais pas à ce jeu quelques grandes qualités.

Et cependant, tout ceci n'était qu'une introduction à la lecture pour ainsi dire principale du jeu.

Niveau allégorique

Il n'y a pas ici de façon subtile de dire ce que je m'apprête à dire. Aussi, plutôt que d'amener les choses de façon progressive comme je l'ai fait plus haut, je m'en vais le faire directement.

Ce jeu tout entier, cela a été confirmé par l'auteur, cela a été dit auparavant, cela est clairement référencé au sein même du jeu, est une allégorie de la fabrication de la toute première bombe atomique et du projet Manhattan.

Reprenez à présent votre souffle.

Un peu d'histoire. Projet Manhattan est le nom de code du projet ayant conduit à l'élaboration de la toute première Bombe Atomique lors de la Seconde Guerre Mondiale. Le projet fut initié par le président Roosevelt, qui a pris cette décision après avoir reçu une lettre d'Albert Einstein où ce dernier l'avertissait que les forces nazies travaillaient sur une arme de destruction massive exploitant les dernières recherches sur la fission de l'atome, recherches dont il était, on peut le dire, plus ou moins le père. Le projet prit forme dans la ville de Los Alamos, dans l'État du Nouveau-Mexique, non loin de Santa Fe. Il fut conduit par le général Leslie Groves pour la partie militaire, et le désormais célèbre Julius Robert Oppenheimer pour la partie proprement scientifique.
Je vous encourage à visiter ce lien pour avoir plus d'informations sur ce qui est sans doute le projet scientifico-militaire le plus important (et, malheureusement, celui qui causa le plus de désolation) de l'histoire humaine.

Robert Oppenheimer.

Si cette lecture a été rendue possible, c'est à cause de cet extrait-ci, donné au cours de l'épilogue :

« Il étudia attentivement la chute d'une pomme et le mouvement de globes en métal suspendus à un fil. Grâce à ces indices, il allait trouver la Princesse et voir son visage. Après une nuit de bricolage intensif, il s'agenouilla derrière un bunker en plein désert. Il protégea ses yeux d'un verre de soudeur et patienta.
Ce moment semblait durer une éternité. Le temps s'était arrêté. L'espace s'était contracté en un point minuscule, comme si la Terre s'était ouverte et les cieux s'étaient déchirés. Il se sentit très privilégié, comme s'il avait assisté à la naissance du monde...
Quelqu'un près de lui s'exclama : "Ça a marché."
Un autre : "Maintenant, nous sommes tous des bâtards." »

Le morceau en italique est directement extrait des mémoires d'Oppenheimer, Uncommon Sense, qui disserte sur l'état de guerre froide qu'il a partiellement participé à créer (le renvoi de note est présent uniquement dans la version française... Je soupçonne un bête copié/collé de Wikipedia sans prêter vraiment attention. Cela n'est en tous les cas nullement préjudiciable, la traduction des textes étant particulièrement excellente, je dois dire). La phrase entre guillemets qui conclut cet extrait serait quant à elle une citation de Kenneth Bainbridge, assistant du docteur Oppenheimer ; il lui aurait susurré ces paroles lors de la première explosion-test effectuée dans le désert. Pour celles et ceux qui seraient inquiets de l'exactitude linguistique, l'expression originale est, je cite, « Now we are all sons-of-bitches ».

Quant à Oppenheimer, ses mots auraient été ceux issus du Bhagavadgita, ou « Chant du Seigneur », l'un des textes fondateurs de l'hindouisme. Ils auraient été :

« Je suis le Temps, qui en progressant, détruit le monde. »

Toutes ces choses-là ne sont pas un hasard, vous en conviendrez. Cette lecture scientifique est appuyée, du reste, par les autres textes de l'épilogue qui montrent toute l'ambiguïté de ce travail scientifique, et les premiers moments après l'explosion de la Bombe, notamment la vitrification des pierres du fait de la chaleur produite.

« Son bras pesait lourd sur ses épaules, et semblait pour elle une vraie contrainte autour de son cou. "Tu es un fardeau pour moi, avec tes exigences ridicules", dit-elle. Ou encore : "Tu te diriges dans la mauvaise direction et tu m'emmèmes avec toi". Ailleurs, à un autre moment, dans un autre lieu, elle s'exclama : "Arrête de tirer sur mon bras, tu me fais mal !" »
« Il utilisa sa règle et son compas. Il tira des conclusions. Il fit des déductions. Il étudia attentivement la chute d'une pomme et le mouvement d'un pendule. Il cherchait la Princesse et ne s'arrêterait que quand il l'aurait trouvée, car il avait faim. Il découpa des rats en morceaux pour étudier leur cervelle, implanta des tiges en tungtène dans le crâne de singes assoiffés. »
« Elle se tenait, livide, en face de lui, le regardant dans les yeux. "Je suis là", dit-elle. "Je suis là. Je veux te toucher. Regarde-moi !" implora-t-elle. Mais il ne la voyait pas. Il ne savait regarder que l'extérieur des choses. »
« Le magasin de bonbons. Tout ce qu'il voulait était de l'autre côté de la vitrine. La décoration de ce magasin était très colorée, et les parfums qui s'en échappaient lui faisaient perdre ses moyens. Il essaya d'atteindre la porte ou de simplement se rapprocher de la vitrine, mais il n'y parvint pas. Elle le retenait de toutes ses forces. Pourquoi cherchait-elle à le retenir ? Comment pouvait-il s'échapper à son emprise ? Il envisagea même la violence. »
« Ils étaient déjà venus ici lors de leurs balades quotidiennes. Ses hurlements de la dérangeaient pas, ni la façon dont il tirait sur sa tresse pour l'arrêter. Il était trop petit pour se rendre compte de ce qu'il faisait. Elle le prit dans ses bras : "Non, bébé", dit-elle. Il tremblait. Elle suivit son regard, fixé sur les friandises exposées derrière la vitrine : la barre chocolatée et le monopole magnétique, le Tout-information et le Calcul éthique, et bien d'autres choses encore à l'intérieur. "Peut-être quand tu seras plus grand, bébé", murmura-t-elle en le reposant à terre et en le ramenant à la maison. "Peut-être quand tu seras plus grand." Et chaque jour qui suivit, comme elle l'avait fait auparavant, elle continua à prendre le chemin passant devant le magasin de bonbons. »
« Il ne peut pas dire qu'il a tout compris. Son esprit est peut-être encore plus confus qu'avant. Mais tous ces moments auxquels il a réfléchi... quelque chose s'est passé. Ces moments prennent forme dans son esprit, telles des pierres. Il s'agenouille pour attraper la pierre la plus proche. Elle est douce et froide au contact de sa main. »
« Il évalue le poids de cette pierre ; il pense qu'il peut la soulever, et les autres également. Il peut les assembler pour créer des fondations, un quai, un château. »
« Pour construire un château d'une taille appropriée, il aura besoin de beaucoup de pierres. Mais ce dont il dispose maintenant lui semble satisfaisant, pour un début. »

Mais, pour aller au fond des choses, il me faut encore vous dévoiler quelques éléments qui appartiennent à la toute fin du jeu, aussi je vous en conjure et ce sera là mon ultime avertissement : ne lisez pas plus en aval si vous n'avez pas parcouru le dernier niveau de Braid.

Il existe, au sein du jeu, huit étoiles à collecter. Ce sont des objets secrets, très secrets. Voire trop secrets. Oubliez donc la quête des diamants de feu dans Illusion of Time, ou les quêtes les plus haletantes de célèbres MMORPG comme World of Warcraft. La quête des étoiles de Braid est, de loin, la plus longue, la plus fastidieuse, la plus difficile de toutes les quêtes. À dire vrai, sans lire une solution sur Internet ou ailleurs, il n'y a strictement aucun moyen pour quiconque de trouver leurs emplacements.
Les obtenir demande de la patience, de la persévérance, et surtout de longues heures devant soi. Quelques exemples : attendre 2 heures sans bouger sur un nuage qui avance très, très, très lentement, éviter pendant au moins dix minutes, sans le tuer, un ennemi pour l'attirer là où il le faut, faire des sauts à la fois millimétrés et en aveugle tout en remontant le temps (mais pas trop) pour attirer un ennemi sur une plate-forme invisible... La liste est encore longue et, pour ainsi dire, totalement folle. Mais cela fait justement partie intégrante du jeu. D'ores et déjà, remarquons qu'obtenir ces étoiles demande, de la part du joueur, une certaine forme d'obsession, ce qui renvoie directement à la lecture métaphorique du jeu que je proposais plus haut.

Cependant, le fait de tous les obtenir n'est pas entièrement gratuit. Toutes les avoir entraîne une très légère, mais cruciale, modification quant au dernier niveau du jeu.

Celui-ci se déroule sur deux étages : Tim est en bas, la princesse est en hauteur, échappant au monstre la poursuivant. Tim avançant, il se doit d'activer différents leviers pour permettre à la Princesse de progresser en abaissant des barrières, ou encore pour désactiver différents pièges à sa destination.
Au cours d'une partie normale, tous ces mécanismes doivent être activés dans une fenêtre de temps très stricte, qui ne demande, c'est le cas de le dire, aucun « temps » mort. Mais, finalement, les tourtereaux parviennent, en travaillant ensemble, à surmonter les épreuves et à se rejoindre, la Princesse arrivant cependant avant Tim au lieu de rendez-vous.

Une fois les étoiles trouvées néanmoins, tous les leviers se trouvent être immunisés aux retours dans le temps du protagoniste. Autrement dit, il est possible pour le joueur de les activer, puis de remonter le temps afin de traverser les zones dangereuses comme si de rien n'était et, progressivement, de prendre à son tour de l'avance sur la Princesse.
À la fin du parcours justement, un chandelier brisé au sol remontait au plafond de la salle en question (souvenez-vous de la particularité de ce monde...). Sans les étoiles, impossible d'en faire quoi que ce soit. Mais avec l'avance prise grâce à elles, Tim peut grimper sur le chandelier avant qu'il ne retrouve sa position initiale... ce qui l'amène alors au même niveau que la Princesse.

Et lorsque Tim la touche, un sifflement se fait entendre, et elle explose. La Princesse est la Bombe atomique. Je vous recommande alors de relire tous les textes de cette aventure en gardant ceci en tête.

Photographie du premier essai nucléaire, le 16 juillet 1945, l'essai « Trinity ».

La quête de Tim pour la princesse, cette quête obsessionnelle engagée pour la trouver, quitte à tout sacrifier pour ce faire, amis, famille et amour, est celle d'Oppenheimer, « gentiment » invité par les États-Unis d'Amérique à mettre au point une arme susceptible de mettre fin à la guerre la plus meurtrière, et la plus horrible, de toute l'histoire de l'humanité. Lire ses pensées sur cet événement dans son autobiographie ne fait que caresser toute l'absurdité, tout l'inconcevable de sa position, lui qui fut amené à utiliser ses connaissances en physique, normalement utilisées pour acquérir une meilleure connaissance du monde, pour construire une arme susceptible de l'annihiler et, dans le même temps cependant, de lui épargner encore de très longues années de guerre, le projet d'invasion du Japon par les Alliés (Operation Downfall) devant la prolonger pour encore cinq années, sans parler des lourdes pertes humaines que cela aurait entraîné, supérieures, selon les prévisions, au nombre de victimes des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki.
Pour l'anecdote, sachez qu'au moment de la première explosion-test, Oppenheimer et ses collègues ne savaient absolument pas quels allaient être les effets de la Bombe. Une théorie qu'ils avaient élaborée, et qu'ils pensaient fort probable, prédisait que l'explosion allait entraîner une réaction en chaîne enflammant l'intégralité de l'atmosphère terrestre, éradiquant par là toute forme de vie.

En gardant ceci en tête, observons les tableaux : l'insouciance du chercheur avant qu'il ne débute son travail, sa nomination à la tête du projet, l'inquiétude ressentie quant à l'avenir de ses enfants - de tous les enfants -, le doute quant à sa mission, la résignation enfin.

Au cours du dernier niveau, la Princesse est pourchassée moins par un monstre que par un chevalier en armure, alors que Tim cherche à la rejoindre à l'étage inférieur. Est-ce une représentation allégorique de l'utilisation militaire d'une arme et de connaissances qui auraient dû rester en possession de la communauté scientifique ?

Enfin, obtenir les huit étoiles provoquent l'apparition d'une constellation dans le ciel au-dehors de la maison qui sert de hub à l'aventure. Il s'agit de la constellation d'Andromède représentant, selon la tradition, une jeune femme enchaînée à un rocher, destinée à être offerte en sacrifice à Cetus, un monstre envoyé par Poséïdon.

En récupérant les étoiles, le joueur a fait preuve de la même obsession maladive que Tim, le même engouement qu'Oppenheimer pour son projet. Et cela n'a su conduire qu'à une seule et même chose : enfermer la princesse dans un amour égoïste, ou la transformer en trophée pour des militaires paranoïaques, prompts à déclencher un apocalypse.

Félicitations. Vous avez trouvé la princesse. Et vous l'avez condamnée, au mieux, à être malheureuse toute sa vie durant, au pire à être la plus terrible arme que le monde n'ait jamais connue.

Braid est un jeu d'une écriture très intelligente, adulte à la fois dans ses thèmes et dans la façon qu'il a de raconter son histoire. C'est une création incroyablement maligne et, pour ainsi dire, sensible, bien plus que d'autres titres qui prétendent, en prenant un air avantageux et une inspiration digne des plus grands orateurs flaubertiens, nous faire réfléchir.

Ce jeu fait partie de mes préférés à présent. Et si je n'ai qu'un seul regret, ce serait bien celui-ci : ne pas posséder le formidable pouvoir de Tim et ainsi remonter le temps, pour avoir le plaisir de découvrir Braid une seconde fois.

MTF
(10 septembre 2012)
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