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La guerre d'indépendance
Le jeu vidéo indépendant, ou "indie", c'est quoi au juste ? Et c'est apparu quand ? Cet article propose une réflexion sur ce qu'implique cette désignation et trace un parallèle avec le phénomène similaire observé jadis dans le domaine de la musique rock.
Par Pierre-Marie Abautret (16 janvier 2017)

Indie gaming 1.0

Dans les années deux-mille, un mouvement, à première vue, plutôt nouveau apparaît dans ce jeune media qu'est le jeu vidéo : le jeu indépendant, émergence factuelle d'une nouvelle vague de créateurs et studios, profitant sans doute de la généralisation grandissante du format dématérialisé et d'un essor des petites productions sur PC et smartphones/tablettes. Le champ libre ainsi ouvert à la création, sur un marché en perpétuelle adoption des modes et dernières tendances, amène rapidement les consoles en vigueur à récupérer le phénomène.

Mais avant Steam et le XBLA, on se demandera ce qu'il y avait. Retournons une fois le sablier pour inverser la perspective du temps et observer ce qu'il en était au siècle dernier. Il y avait déjà la musique, la BD ou le cinéma indépendant, mais au même moment dans le petit monde du jeu vidéo, la culture mainstream (le courant dominant) était en quelque sorte seule aux commandes. Elle se fondait dans toutes les tentatives d'expérimentation, tranquillement émergente dans les débordements créatifs et autres imprégnations florissantes (l'âge d'or quoi). Cette vague de jeux indépendants, ce rafraîchissement considérable du marché, ne serait donc qu'une sorte de retour aux sources qu'on pensait simplement irréalisable après les 32-bits, le marché arrivé à maturité avec l'entrée en gamme de la Playstation 2 et celle de Microsoft, façon défonçage de portes ouvertes mais je m'égare...

Bref, il était plus que temps qu'une scène survienne, prenant le contre-pied de cette évolution industrielle. Mais commençons plutôt par le commencement (litanie). Qu'est-ce qu'un jeu vidéo indépendant ? Comme vous avez la flemme d'aller sur Wikipédia, je vais m'atteler à une définition : c'est un jeu crée sans l'apport financier d'un éditeur de logiciels et de surcroît l'œuvre d'une équipe réduite.

Exemples de jeux indie populaires : The Binding of Isaac (de Edmund McMillen, Forian Himsl et Darry Baranowsky) et Don't Starve (du studio Klei Entertaniment).

Les jeux indépendants s'approchent d'une manière suffisamment personnelle dans le traitement du graphisme et du gameplay, de sorte qu'ils puissent également se présenter sous l'angle d'une œuvre germée dans l'esprit d'un auteur, voir de la poésie. Ils détonent par un certain classicisme autant que par un retour aux genres usités pendant l'âge d'or – plus d'un jeu indé sur deux se révèle un "metroidvania", sinon un jeu de réflexion pure. Le développement du jeu indé a en outre connu cette phase d'accélération dans les années 2000 avec l'engouement pour les petites productions maison autant que la création de petits labels indépendants par leurs auteurs, et ainsi de cette démocratisation radicale de la méthode do it yourself . Un exemple connu de tous : Braid sorti en 2008 sur Xbox Live Arcade.

Comme un grand

On l'a vu, un jeu indé découle d'un mode de financement autonome et du travail d' une petite équipe quand ce n'est point une seule et unique personne. Non le casting foisonnant qui fonde un soft triple A... Mais c'est une nouveauté qui n'en est plus vraiment une si l'on tient à comparer directement avec les années 70 et 80. On se rappellera combien les étapes de développement et les réseaux de distribution en étaient encore au stade artisanal, et les productions presque toutes en 2D, comme les jeux indépendants aujourd'hui.

Il était donc courant de trouver des titres, et même de futurs hits, issus d'une équipe modeste, à l'unisson dans sa démarche créative et pas ciselée selon des blocs de production à assembler, répartie selon un organigramme tentaculaire. David Perry, légende vivante de la programmation, décrit comment il a débuté ainsi : " Au début des années 80, je créais des jeux vidéo seul. A l'époque, c'était le travail d'une seule personne. (...) Lorsque la couleur est arrivée et que les graphismes se sont améliorés, il est devenu évident qu'il me fallait de l'aide. J'ai donc fait équipe avec un artiste britannique extrêmement talentueux. (Nick Bruty) "

Fire and Brimstone sur Amiga, en 1990. Notez les crédits sur l'écran de doite, vite expédiés. Chris Sorrell ou Pete Lyon étaient alors des graphistes assez cotés, sorte de requins de studio que les codeurs-vedette (comme Steve Bak) appellaient pour donner une patte visuelle à des jeux qui, sans cela, n'auraient été que des prouesses de programmation.

Ainsi un programmeur et un artiste, ou parfois les deux dans une seule personne, étaient suffisants pour créer un jeu jusqu'au milieu des années 80. A partir de cette période, ce chiffre monte à trois ou cinq personnes. Et si vers 1990, les staffs de développement atteignent parfois la dizaine de programmeurs, c'est uniquement sur les "gros" jeux qui forment quelques-uns des blockbusters de l'époque. L'effectif moyen d'une équipe est alors plutôt de 5 membres, et il reste possible qu'une ou deux personnes seulement soit derrière l'achèvement d'un jeu. Mais lorsqu'au milieu des années 90 s'affirme la 3d, s'élèvent les budgets et la quête conductrice des images de synthèse. Il est alors permis de penser qu'on ne reverra pas de sitôt de softs créés par moins de cinq personnes. En bref, les jeux développés par une petite équipe étaient monnaie courante jusqu'aux années 90, comparativement aux jeux indés aujourd'hui.

Mais si ceux-ci sont réalisés par une équipe réduite, on a encore vu que ce sont des petits labels émergents et autonomes qui les soutiennent et en permettent la publication. Or, les productions réalisées en solo ou par une poignée de personnes, au siècle dernier, dépendaient plutôt du soutien financier ou du bon-vouloir de maisons d'édition toutes puissantes en terme de volume. Ils ne répondaient pas donc à tous les critères indie .

Attention, c'est à partir d'ici que ça devient un peu compliqué.

La roue de la fortune

Les premières grandes sociétés dédiées au développement-tiers essaiment dès la fin des années 70, de même que les premiers fabricants japonais de bornes d'arcade, qui domineront la production des deux décennies à venir. La suite de cette industrialisation, dans les années 80, du milieu de l'édition et de la distribution, conduit les rennes du marché tout droit entre les mains de ces nouvelles maisons-mères (Activision, EA., Konami, etc.). Ces dernières étant des sociétés externes aux constructeurs de consoles et de micro-ordinateurs (Atari, Commodore, Nintendo, etc.), il est permis de poser la question quant à savoir si elles ne sont pas au fond des développeurs indépendants. Mais en réalité, l'évolution croissante du marché les a rapidement fait devenir tentaculaires.

David Crane au début des années 80. C'est suite à un conflit avec le PDG Ray Kassar qu'il quitta Atari en 1979, accompagné de Bob Whitehead, Jim Kaplan et Alan Miller (le gratin des programmeurs sur VCS), pour fonder Activision. Leur souhait était que les créateurs de jeux vidéo soient traités non comme des ingénieurs mais comme des artistes, avec versement de royalties et mention de leur nom sur les boîtiers.

Comme on était alors libre de se débrouiller seul ou presque, si on avait les idées et le talent nécessaire pour la programmation, certains développeurs s'employaient d'abord à créer leur jeu avec passion, et seulement ensuite à démarcher pour trouver un éditeur, espérant ne pas avoir trop à retoucher certaines parties de leur création originale. Il y a en la matière quelques exemples français notables. Cependant, la décision de publier revenait aux bons soins exclusifs des grandes compagnies de distribution qui se partageaient le marché. Il en fut ainsi de Mr Nutzle gentil écureuil – jeu de plate-forme mignon, coloré, au level design soigné, réalisé par la somme de deux talents (Philippe Dessoly et Pierre Adane), uniquement épaulés par un musicien (Raphaël Gesqua). Si le titre, malgré son classicisme, rivalisait sans peine avec les grosses productions made in Sega et Nintendo, il fut néanmoins édité par Ocean, une major britannique de l'édition et de la distribution qui flaira le bon coup avec un genre en pleine hype, dans la foulée de Sonic.

La loi de la jungle

Ainsi, les créations des programmeurs n'étaient pas toutes des projets entièrement sous contrôle des éditeurs. Attention, on ne fait ici que toucher du doigt une possible tangente qui élargirait la définition même du jeu indé observée un peu plus haut. à savoir si celui-ci se définit selon la taille du personnel à l'ouvrage comme celle de la maison d'édition, à la limite de l'amateurisme ou de la société à but non-lucratif, ou bien si le critère unique d'indépendance vis-à-vis de la maison nourricière suffit pour considérer un jeu comme indépendant (ce qui semblerait plus logique – et subjectif – à définir le cas échéant...).

Mais le plus souvent, la maison d'édition décidait par avance de ce qui allait ou non être dans le jeu et imposait des changements alors que le développement touchait à sa fin. Parmi les multiples exemples qui se sont ainsi succédé, le cas d'Alone in the dark est plutôt troublant et parlant. Ce survival-horror de 1992 fut dirigé par Frédérick Raynal. Il était à la fois créateur du moteur 3d et chef du projet, avant que le PDG de la maison d'édition, Bruno Bonnell, sous prétexte de le vendre aux médias et au public comme une œuvre collective, ne décide de supprimer le nom de son auteur principal des crédits du jeu. Le résultat de ce flou artistique fit que l'éditeur prit le contrôle sur les suites éventuelles, orientant lui-même le produit en terme de direction à prendre, sans prendre en compte l'avis de ses auteurs. Ces derniers comptaient privilégier l'ambiance, le coté survie ainsi que les références lovecraftiennes jusqu'à ce que Bruno Bonnell décide d'en faire un jeu d'action marchant droit dans les pas de son aîné. Le travail des programmeurs finissait par dépendre ainsi de ce genre d'impulsion castratrice. Aussi, la majorité de l'équipe quitta la boîte afin de former leur propre studio (Adeline Software International). Si cette sécession ressemble fort à une démarche autonome et répond clairement à une volonté d'indépendance, les jeux d'Adeline seront encore édités par Activision et Electronic Arts, qui demeurent de gros bonnets de la distribution.

Frédérick Raynal : 10 ans de procédures pour que la justice reconnaisse ses droits sur Alone in the Dark, pendant que le ministère de la culture le faisait Chevalier des Arts et des Lettres.

Un autre exemple nous vient d'un studio comme Nextech dans les années 90. Ce dernier vit alors exclusivement d'adaptations et de portages aussi bien pour Sega que Capcom, Namco ou encore Square-Enix. Cependant, il demeure un studio complètement free-lance envers ces boîtes d'édition. Ces dernières le consultent justement parce qu'elles ont besoin d'un coup de main et désirent garder leurs équipes internes sur des projets plus ambitieux. Soleil sur Megadrive, Dino Crisis sur Dreamcast, Resident Evil : Code Veronica sur DC, Gamecube et PS2 et Children of Mana sur DS forment quelque uns des produits les plus connus "adaptés" par Nextech. Même si son travail n'a consisté qu'en de "simples" commandes, sa position nous donne toutefois un indice sur ce qu'est le travail en indépendant à pareille époque.

L'environnement 2.0 dans lequel le jeu vidéo indé a pu facilement germer de nos jours n'existait pas encore. Ceci dit, bien avant le net, il y a un domaine où l'étymologie du terme semble davantage achevée : la musique, celle-ci nous servant alors de référence éduquée afin d'établir si des similarités se dévoilent ou si des rapprochements nous amènent à tirer des conclusions sur les formes de jeux indépendants au siècle dernier...

Deuxième partie : Le jeu indépendant, courant culturel comparable à celui de la musique indé.

Dans les années soixante-dix, un mouvement, à première vue plutôt nouveau, apparaît dans ce jeune media qu'est la rock music (comme on disait à l'époque) : le rock indépendant, émergence factuelle d'une nouvelle vague de musiciens et studios, profitant sans doute de l'accessibilité grandissante aux moyens matériels qui permettent de créer de la musique ainsi que d'un essor du punk-rock. Le champ libre ainsi ouvert à la création, sur un marché en perpétuelle adoption des modes et dernières tendances, amène rapidement la programmation des radios et la télévision en vigueur à récupérer le phénomène. En réaction à ces deux courants dominants, la musique indépendante s'étendra ensuite à tous les genres musicaux...

Les artistes indépendants sont des groupes et personnes signés sur des "petits" labels, qui ne dépendent pas des majors du disque, se réclamant alors d'une forme de sincérité (certes théorique).

Jusqu'ici, on peut voir que la musique indé répond aux trois critères qui seront entraperçus dans la réalisation d'un jeu indé :

- Indépendance financière vis-à-vis de l'éditeur
- Démarche autodidacte et alternative, avec un son "maison" (généralement confectionné dans son garage/sa chambre)
- Publication sur un petit label souvent créé pour l'occasion

Mais la musique indépendante en général puise dans les valeurs d'un son authentique , autant que dans les valeurs contre-culturelles, celles de l'underground ou encore dans la recherche esthétique, moyennant une charte de critères sélectifs dans le but de se renouveler ou de se démarquer – à l'opposé des standards commerciaux...

R.E.M. (pour les US) et The Smiths (pour l'Angleterre) personnifieront toujours l'indie rock malgré l'élargissement de leur public.

Ainsi la musique indé rejoint la définition primitivement élaborée sur le jeu. Mais à ce stade, on verra également qu'elle s'inscrit aussi dans une recherche d'éléments esthétiques originaux et l'on s'aperçoit alors qu'elle tient tout autant d'un quatrième et dernier critère, le courant culturel , celui qui serait défini par son manifeste stylistique, son identité quasi iconographique et picturale reconnaissable d'après ses formes et son mode de représentation .

On approche maintenant un peu plus de la synthèse, la possible résolution du problème, en résumé.

Les musiciens et groupes indépendants puisent d'abord dans l'authenticité du son des années 60 à 80, ce qui nous ramène au charme rétro et nostalgique des productions indés vidéo-ludiques.

Mais s'ils se contentent le plus souvent de citer ou ont tendance à copier "à la manière de", ces musiciens revendiquent autant la nécessité atemporelle de ces courants originels que la création de nombreux sous-genres souterrains, somme de ces différentes influences passéistes. De la même façon, les jeux indés s'inscrivent à contre-courant des jeux AAA, notamment en puisant un peu partout dans l'âge d'or et prennent ainsi le contre-pied de cette masse dominante, formant un sous-genre ou une contre-culture.

Enfin, les musiciens indés obéissent régulièrement à des principes de création sélectifs qui poussent à une recherche d'originalité mais qui passe parfois pour de l'élitisme – tandis que les développeurs indie revendiquent la dualité des genres, la recherche de la profondeur derrière l'accessibilité, et tirent à vue sur la concurrence.

Music, video game, identical fight

On a vu que les deux appellations (indie rock et indie games) sont très référentes au-delà de leur domaine respectif, elles arborent les mêmes prolongements. On pourrait donc se demander pourquoi la définition en usage dans le jeu vidéo ne commencerait qu'à partir des années deux-mille, et ainsi l'étendre à ce qui nous intéresse ici, le jeu vidéo d'avant la dernière décade quand le terme indépendant n'était pas encore vraiment usité, et ainsi lui adjoindre le quatrième critère entrevu dans la musique, celui du courant stylistique défini, entre autre, par ses figures de style catégoriques.

Quels studios ou talents créatifs parmi tous les développeurs de l'époque se démarquent pareillement, à contre-courant des jeux dominants, et sont capable d'élaborer une charte graphique dont la patte esthétique puisse être reconnaissable immédiatement ? Il y a de ces studios, plusieurs même, pas trop, malgré tout, mais dans la masse éclusée plus qu'aujourd'hui c'est sûr... Ces petits studios ont composé des jeux avec une équipe réduite à l'essentiel de ce qui fait un bon petit jeu indé aujourd'hui.

L'éclaircissement nous sera donné par la production vidéo-ludique venant de Grande-Bretagne. The Bitmap Brothers est alors un petit studio qui fait valoir des qualités de réalisation technique et ludique, au point que leurs créations possèdent une identité stylistique et picturale, un propos original et de la personnalité (entre autre exemple, citons Gods ou Speedball 2). Tout en étant contracté par un éditeur (Mirrorsoft), il semble qu'ils aient bénéficié d'une assez grande liberté, pouvant espérer voir publier leurs jeux tels qu'ils les avaient conçus. Dans un tout autre style, les premières productions des écossais de DMA Design (Lemmings en 1990 et GTA en 96) ressemblent étrangement à des titres indie avant l'heure, mais d'abord édités en externe par Psygnosis, une assez grosse boîte à l'époque.

Si les jeux des Bitmap Brothers se montraient "so eighties" dans tous leurs aspects, ceux de Psygnosis se référaient plutôt à l'imagerie liée au rock progressif de la décennie précédente. Dans les deux cas, des artistes familiers de l'industrie musicale figuraient au staff des jeux, comme le musicien Tim Simenon (Bomb the Bass) ou les illustrateurs Roger Dean et Michael Whelan.

Ainsi, après l'élargissement de la définition du terme indie (l'indépendance vis-à-vis de l'éditeur comme seul critère de sélection pour rappel, celle qui permet une ouverture créative plus conséquente, en terme de liberté et de temps alloué, à la production d'une œuvre), les plus emblématiques de ces studios avant l'heure dite pourrait être, sur PC, The Bitmap Brothers et, sur console, DMA Design, donc, ou Treasure, dont les œuvres formuleraient elles-mêmes la théorisation indépendante du jeu tentée d'être explicitée plus haut. à ceci près que Bitmap, DMA, Treasure et les autres exemples plausibles tels que RED Entertainement (sur PC Engine) furent principalement édités chez des éditeurs majeurs, généralement détenteurs de la plate-forme pour laquelle est paru chaque titre en question, soit Sega, Hudson ou alors Psygnosis. Dans le cas où l'on se tiendrait à la première définition, cette seule condition d'avoir signé chez des poids lourds du secteur et non pas de petits labels ne ferait pas d'eux du jeu vidéo indé ?

Oui je sais, ça a l'air compliqué comme ça mais le problème se résout possiblement à fond par cette question (roulement de tambour). Est-ce qu'on décide du terme "indé" seulement si le produit est issu d'un petit label de l'Internet 2.0, ou bien est-ce qu'on établit que c'est l'indépendance dans le travail vis-à-vis de la maison nourricière qui compte, et qui garantit une totale liberté créatrice ? Il y a une projection dans cette définition, selon qu'on tende vers l'un ou l'autre pôle de son champ lexical : toujours un petit label, ou alors l'indépendance d'agir librement et comme on l'entend. La délimitation y est tout de suite plus large et subjective, alors qu'également sous-tendue par le plot initial.

Le rock'n'roll de l'esprit

En musique c'est pareil. Il semble que dans un premier temps, l'appellation regroupe la mouvance signée sur des petits labels émergeant à la fin des 70's. Le succès fut tellement au rendez-vous que durant les années 80, les fameuses majors font le pied de grue pour signer des groupes de la scène indé, sans pour autant prendre le contrôle de leur liberté créative. Histoire de ne pas perdre le fil et d'être en phase avec ce nouveau marché. L'exemple le plus notable est resté celui des Smiths mais ils furent nombreux en réalité. Ce phénomène s'est poursuivi dans les années quatre-vingt-dix, lorsque Sonic Youth et Nirvana ont signé sans complexe pour une major (Geffen Records) alors que leur son s'est avant tout approprié l'essence d'authenticité qui émane du concept de musique indé, tout ça sur des petits labels.

La parfaite opposition de cette tendance se manifeste quand ce sont des groupes initialement signés sur une major qui optent ensuite pour un virage artistique indé, tel que l'a fait Radiohead. Démarche qui fit suite à un important succès mainstream , celui de OK Computer, en 1997. De toute cette époque ressort alors un débat quant à savoir si le rock indie se contente de la scène restreinte qui regroupe les petits labels, ou bien s'il peut se percevoir également et seulement sous son appartenance esthétique, si elle s'inscrit également dans les grès et sillages underground et contre-culturels.

En musique demeure ainsi la même ambivalence sur la désignation d'indépendant, qui dépend en partie de ce qu'on approche la définition par les statuts économiques du marché ou bien en tant que liberté créative élargie ... Or, c'est bien à cette dernière qu'on se réfère aujourd'hui pour cataloguer la musique indé, ce depuis la bonne moitié des années 90. On peut alors se demander si dans le jeu vidéo également, la désignation d'indépendant s'élargira au seul sens original de l'approche stylistique du gameplay et de son identité picturale, quelle que soit la boîte en charge de l'édition et la distribution...

Independance days

Avec la régularité des ventes ou les critiques pour soi, il arrive parfois que les grandes maisons d'édition se tiennent tranquille, alors trop heureuses d'entretenir un vernis de crédibilité. C'est ce qui se produit quand Sega, puis Nintendo, tiennent à publier un soft de Treasure pour ne pas laisser à d'autres l'exclusivité du cool et de la différence. A ce qu'il paraît, Sega n'aimait pas trop le concept de Gunstar Heroes, le premier jeu du studio. Il ne fût accepté qu'au tout dernier moment, seulement après que Treasure eut réalisé un autre jeu pour Sega, une commande donc. L'enthousiasme des critiques et les réactions très positives des joueurs participèrent à faire du premier jeu une killer-app , c'est à dire une exclu qui fait la différence, aussi la marge de sécurité créative du petit studio était désormais plus importante et jalousée par les concurrents...

Fumito Ueda

Un exemple plus contemporain, celui de Sony. Celui-ci abandonne le champ de la création pure, et en donne totalement les clés à Fumito Ueda, dont le travail peut s'apparenter au même public que celui du jeu indie . En effet, son œuvre, même poussée sous les projecteurs par sa maison d'édition, reste trop singulière dans le paysage vidéo-ludique pour saturer les ventes. Et que dire d'un David Cage, dont le travail se poursuit dans une veine expérimentale assez éloignée de l'étalon commun et des sentiers habituels – mais édité par Eidos puis Infogrammes et enfin Sony. Sans avoir mis à mal sa marge de manœuvre ni sa vitesse d'exécution, on pourrait dire qu'un jeu AAA, même si c'est en quelque sorte une exception, peut s'apparenter au jeu vidéo indépendant...

Voici maintenant venu le twist de ce petit dossier :

Car enfin, il me faut ajouter que des années avant la scène indie qui découla du punk-rock (76-77, je rappelle), le bon vieux rock'n'roll naquit réellement sur des petits labels (au début des années cinquante) avant de devenir cet important succès populaire, aussitôt confronté aux volontés de contrôle des grandes compagnies du disque. Une sorte de retour au commencement pour le rock indie des seventies... C'est précisément à cette époque (si le jeu vidéo suivait avec vingt ans de décalage ce qui s'est produit en musique) que les premiers jeux de rôle sur ordinateur personnel furent crées de manière totalement indépendante par des nerds simplement amateurs de jeux de rôle sur table, comme William Crowther ou Scott Adams. Ce sont des exemples disparates qui n'ont rien à voir en proportion avec le développement massif d'une scène indé, celle-ci n'arrivant en jeu vidéo que quelques années plus tard par rapport à la musique. Le rock naît indépendant. Et bien, ma foi, on peut peut-être en dire autant du jeu vidéo qui, lui, est né, pour l'essentiel, dans les universités et lors d'expositions scientifiques, et il est encore le fruit d'une idée brillante et originale de Ralph Baer.

Bill Haley and the Comets (vers 1955)

Depuis le début, les programmeurs ont tenté de proposer des choses différentes avec lui parce que le champ des possibles était extrêmement ouvert à une nouvelle interprétation, puis sans cesse alimenté par l'innovation technologique, ce pourquoi il était une culture obscure dans une autre à vocation d'alternative (sous-culture) alors qu'il est devenu le phénomène emblématique de la culture populaire au même titre que le cinéma et la B.D, juste après la musique... Cependant la musique est l'art du philosophe par excellence, a contrario du jeu vidéo où l'on ne reste pas foncièrement inactif...

Conclusion : il y a toujours eu des jeux indépendants, le jeu est né comme cela. Le jeu indépendant tient son origine des premiers ordinateurs personnels. C'est sur cette plate-forme que les jeux du genre ont toujours été les plus nombreux. En outre, il est parfaitement possible d'opérer de manière indépendante tout en se contentant d'honorer des commandes pour telle ou telle maison d'édition. Cependant, dans les années 90, il fallait se baisser soigneusement pour les remarquer. Ceci n'est pas sans présenter un paradoxe historique car les années 90 sont généralement considérées comme étant la suite et fin de l'âge d'or qui a essaimé dans les années 70 et 80. Il semblerait alors possible que ceux qui ont eu raison aient fixé la fin des illusions sur une date pas vraiment précise entre 89 et 92. D'autre part, ne pourrions-nous pas être amené à considérer qu'à partir des années deux-mille, et grâce au jeu indépendant, s'ensuit une décennie d'un nouvel âge d'or, pareillement vécu par la bande-dessinée ?

Il apparaît enfin que de nombreux petits éditeurs indés deviennent plus importants en terme de grosseur, jusqu'à tutoyer à leur tour les majors compagnies, tellement ce marché se révèle porteur et juteux. Ainsi le manque de visibilité d'un secteur d'achat aussi vaste et nébuleux aboutit à ce que de nombreux autres petits développeurs dont le travail est de qualité, mais peut-être pas aussi accessible ou évident au premier abord, galèrent pour que leurs produits soient mis en valeur. Le danger, comme d'habitude, étant qu'on finisse à long terme par considérer que le jeu indé aura fait autant de mal à l'industrie en favorisant un nivellement par la moyenne ou par le bas.

Pierre-Marie Abautret
(16 janvier 2017)