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Des préjugés culturels
Pierre-Marie, pour sa première contribution au site, nous offre un texte dans lequel il laisse couler ses pensées sur le thème des jeux vidéo et de leur place dans la culture. Comment les aborder, les analyser ? Comment se sont-ils imposés dans l'inconscient collectif ? Quelques éléments de réponse ici.
Par Pierre-Marie Abautret (21 décembre 2015)

Après la mise en place du premier jeu vidéo grand public dans un bar des années 70, Pong, le tenancier fit face à un ennui mécanique sitôt la journée terminée. Trop de pièces engrangées avait détraqué la machine...

Une croissance formidable voit, dans les décennies suivantes, l'émergence du jeu vidéo en tant que médium de masse, à l'impact déterminant sur les habitudes de consommation des loisirs. Le jeu vidéo, depuis trente ans, a résisté à toutes les modes pour finalement s'imposer comme un phénomène d'envergure au sein de nos sociétés.

Un courant contre-culturel face à la culture bien-pensante

Pendant un temps il a été montré du doigt, on lui manifestait de la méfiance et des égards tant qu'on ne lui prêtait pas attention... On a alors assisté à un foisonnement de créations palpitantes (80's, 90's) qui ont propagé dans l'indifférence générale la vivacité et l'énergie d'un espace vital, alternatif et underground, un peu comme certains réalisateurs tels George Romero et David Cronenberg, ignorés longtemps après leur début avant de voir leur œuvre se "branchifier" avec les années.

Certes, la majorité des jeux vidéo se rattachent à deux ou trois univers déterminants - la guerre encore et toujours, de préférence contre une armée de zombis ou bien des étoiles, l'heroïc-fantasy et les mondes enfantins - attestant des limites de l'imagination des développeurs... Cependant on peut voir que certains genres sont devenus des produits culturels universels (les doom-likes et la culture du frag qui ont remplacé le Monopoly, ou encore les simulations sportives, dont PES 5 qui fut le bien culturel le plus vendu en France en 2006 avec 1,3 million de copies écoulées). La redite et le cloisonnement des genres, c'est aussi l'assimilation d'une sous-culture suivant la logique du classicisme, étayant une force motrice affective immédiatement repérable et immuable. Quant à la défiance et le mépris envers ce médium, ils provenaient essentiellement de son impact sur la jeunesse, preuve de son aspect infantilisant et limité, tout ça alors que le rock'n'roll ou la bande-dessinée furent, pareillement, vectorisés en premier par une jeunesse en quête de repères sur lesquels les adultes n'ont pas de prise directe, avant de devenir plus tard des cultures dominantes officielles et respectées.

Vides et hauts ludique

Pour une large partie du public, le jeu vidéo n'est rien d'autre qu'une violente mascarade d'entrechoquements de corps (ces derniers sont assénés, tirés, détruits puis reformés à l'infini), mais c'est aussi pour ça qu'il s'est érigé d'une manière anti-conformiste. À défaut de destruction il faudrait plutôt y voir une déconstruction iconique et plastique. Ces actions dictées par le gameplay (qui regroupe les manières dont le joueur interagit avec le jeu) ont été traditionnellement soutenues et rythmées par des scénarios pour la plupart sommaires : sauver le monde d'une invasion extra-terrestre depuis Space Invaders (1978) ou secourir la princesse, belle et distinguée mais toujours aussi niaise depuis Donkey Kong (1981). À ce sujet, on peut toutefois préciser que La Guerre des Mondes de H. G. Wells, un roman majeur du XXe siècle paru à la toute fin du XIXe raconte l'invasion de la Terre par une race extra-terrestre hostile tandis que la guerre de Troie, intrigue de L'Iliade, chef-d’œuvre de la littérature antique, est motivée par le rapt d'Hélène par les Troyens...

Finalement, même si le plus souvent dans un jeu, on assiste à une dialectique simpliste entre un héros musclé ou une belle amazone et un méchant aspirant à la domination du monde ou plus simplement au néant, une marge de jeux plus indépendants de force créative ou plus ambitieux, que ce soit dans le scénario ou la jouabilité, parfois les deux, a toujours su s'émanciper. Qu'on pense à l'intelligence artificielle de Phantasy Star (Mother Brain) qui rappelle le Big Brother de George Orwell dans 1984, et que l'on doit à l'imagination de Chieko Aoki, une des premières femmes à avoir travaillé dans le jeu vidéo, ou à la façon dont Hideo Kojima franchit le quatrième mur dans Metal Gear Solid et sa suite, tandis que Dance Dance Revolution n'a pas attendu la Wii et la DS pour créer un jeu tactile fondé sur le mouvement.

Art, jeu et confiture

Le jeu vidéo analyse beaucoup de médias, la littérature, la musique mais surtout la BD et le cinéma qui offrent un point de vue absorbé à son tour par le support vidéo-ludique. La question n'est pas de se demander s'il est utile d'intégrer une dimension cérébrale au jeu vidéo ou s'il vaut mieux rester dans une appréciation candide de l'interactivité : il vaut sans doute mieux que cela reste un hymne à la détente où pullulent pour notre bon plaisir une myriade de références et de détails étayant la logique pop-culturelle. Par ailleurs il existe des jeux suscitant des émotions encore inédites dans l'art, généralement proches du cinéma mais pas que, à l'image de Silent Hill 2, Killer 7 ou Muramasa.

Les déclinaisons d'une culture pop

Progressivement, ce média est devenu un important macrocosme aux nombreux sous-genres. Il y a l'e-sport pour ceux qui veulent faire du jeu vidéo une vraie compèt', un cercle élargi plus casual de jeux indépendants, le jeu de rôle ou le jeu musical. Le jeu vidéo prend conscience depuis quelques années de son histoire et une franche partie des joueurs s'adonne au retrogaming, engouement pour les consoles anciennes. Les références dans les titres passés sont devenues des grands classiques comme pour les autres franges artistiques.

Consumérique

S'il est un facteur qu'on retrouve dans la quasi totalité de la culture du XXème siècle, c'est bien le glissement (ou le retour ?) de l'art porté sur la notion d'"aventure". La culture se présente de plus en plus comme une initiation au voyage, à la découverte de super-héros (fictifs ou historiques), bref, comme du divertissement, et de moins en moins comme moyen de rupture, d'essai, d'analyse, de transgression, bref de remise en question de l'ordre établi. Ainsi comme l'expliquait Olivier Séguret dans un hors-série des Cahiers du Cinéma sur le jeu vidéo, le récit de L'Odyssée est la matrice structurelle du jeu vidéo d'aventure... Voila qui ne nous apprend rien de nouveau me direz-vous, mais il me paraît essentiel d'admettre le fait que le mouvement pop-art et la société de consommation, tels que prophétisés en dernière instance par Andy Warhol, ont contribué à matérialiser la naissance de la culture comme un produit, une marchandise, un maillon supplémentaire dans la reproduction et la pérennisation du système et de ses valeurs.

Cela m'évoque une pensée de Nietzsche qui détestait, fort logiquement, toute forme de tyrannie. Selon lui l'art était plus puissant dans les siècles passés car il était créé par des êtres vivant dans un état fort, limite dictatorial, représentant le matérialisme politique absolu. Aussi il annonça une "mort de l'art" dans les pays bénéficiant d'un état plus "équilibré", qui est en fait un somnifère de l'esprit, peu propice au développement d'un art névrotique et contestataire... Pour résumer, on peut donc dire que l'art contemporain le plus intéressant sera à chercher dans les pays en voie de développement politique et démocratique (la quasi-totalité du tiers-monde en fait..), en tout cas bien plus que nous autres pays occidentaux, où l'antidote du divertissement parait très sage en comparaison.

Panorama instantané

Cette évolution suit une certaine logique. Nous vivons dans une société post-moderne, donc le Siècle des Lumières est derrière nous et on peut dire que son héritage nous sert à la construction et la domestication de notre propre bonheur. Et voila comment plus de confort, plus de ludisme apparaîssent logiquement dans nos choix et pratiques culturels. Avec l'avènement des Trente glorieuses au sortir de la guerre, le pouvoir d'achat s'est vu grandir de façon significative, ce qui profite depuis lors davantage au commerce de biens secondaires et culturels. Sans compter que cette période coïncide également avec la révolution sixties : l'émancipation de la jeunesse et la libéralisation des corps grâce à la pop music. Et le jeu vidéo qui en est alors à ses prémices (mais qu'on pourrait définir comme "le rock'n'roll de l'esprit") s'inscrit complètement dans cette filiation. D'autre part avec l'avènement de la pop-culture, on assiste à une mise en retrait progressive de la philosophie et les sociologues contemporains comme Laurent Trémel (qui a écrit plusieurs ouvrages traitant du jeu vidéo et du multimédia) insistent sur la nécessité de mutation vers une nouvelle grammaire, qui soit davantage iconographique et visuelle dans l'éducation, en concordance avec un certain déclin de l'écriture et de la littérature.

Pour autant faut-il se résigner à accepter l'art moderne comme un outil régressif d'évasion passive au service du développement capitalistique et industriel ? Pas vraiment... Preuve en est que les dérives les plus pathétiques de la culture se retrouvent dans presque tous les arts, la culture au service de la bêtise ça a toujours existé quel que soit le domaine, en ce sens il n'y a pas de raison que le jeu vidéo y échappe. Toujours est-il que le patrimoine culturel d'art supérieur, d'épanouissement intellectuel massif, est davantage derrière nous que devant.

Et c'est là que ça devient intéressant. Une fois cet état de fait admis, on se rend compte que la mutation la plus pertinente de la culture actuelle, c'est sa portée référentielle...

Miroir et melting-pot

Son socle serait la citation, le métissage et l'hybridation des associations d'idées. Les concepts, notions, et auteurs les plus fondamentaux et révolutionnaires se situent dans les siècles passés. Aux artistes d'aujourd’hui de creuser ce qui relie untel à untel, de désarticuler les rapports entre divers artistes pour les mélanger et les combiner de manière pertinente, créant ainsi une sorte de pont entre les intellectuels "adultes" et le terrain de jeu "pop-art" - pour ça les périodes de l'antiquité et de la renaissance fourniront une base de données plutôt massive et foisonnante... Quel jeu vidéo permet de répondre à "David Cronenberg, Francis Bacon et Sigmund Freud sont dans un bateau ?" ? Silent Hill 3 ! C'est encore l'héritage d'Hayao Miyazaki dans Zelda à partir de l'épisode Super Nintendo, Ico et son évocation des peintures labyrinthiques de De Chirico, l'architecture de Bioshock sous influence Jules Verne, etc.

Gilles Deleuze, un des premiers philosophes de l'ère "pop", a élaboré sa thèse sur le concept de "différence" et de « répétition », c'est à dire au rapport du même à la ressemblance, de la copie au double, et de l'effet de la répétition à l'infini par rapport à un original. Il développe l'hypothèse selon laquelle le concept de multiplicité remplace celui de substance et le concept de virtualité celui de possibilité. Deleuze n'a sans doute que peu pratiqué les jeux vidéos mais cela rejoint l'idée selon laquelle tout a été fait et créé en art, ainsi c'est aux artistes d'aujourd'hui d'explorer son patrimoine afin d'offrir une relecture contemporaine de ses concepts majeurs.

De l'art ou du cochon

C'est dans ce sens que le jeu vidéo constitue peut-être, de par sa nouveauté, l'illustration la plus pertinente de cette tendance. Outre le basculement provoqué par ce médium, c'est que pour la première fois un "jouet" fait intervenir dans sa conception des codes, des symboles, des référents artistiques "adultes"... D'où une ligne directrice possiblement syncopée. Qu'est ce qui du fun qu'il procure ou du sens émotionnel qu'il dégage en creux doit primer ? L'opinion sur la valeur d'un jeu vidéo s'aborde sous des manières différentes, et c'est pourquoi le macrocosme a autant besoin de Mario Kart que de The Last Guardian pour continuer à fédérer sa propre culture. Bref, un immense bac à sable ludo-culturel, voila qui résume selon moi une vision à la fois réaliste et intéressante de l'art désormais. Alors qu'est-ce qu'un jeu ? Précisément qu'est-ce qui fait le propos d'un jeu vidéo ?

On pourrait répondre que c'est un univers fictif propre à l'évasion et attentif à une forme d'immersion, à ce qui nous fait être concerné par le propos d'une œuvre de l'esprit. Par l'action de lire ou de regarder ou celle d'agir tout court par la projection du spectateur-joueur, jamais dénuée du propre regard face au virtuel, une autre traduction de la fiction. Tels quels, ces univers des jeux sont semblables à ceux qu'on retrouve dans la BD et le cinéma. D'un autre coté on pourrait répondre que c'est aussi un univers "physique" fait d'espaces (de contours et de couloirs) imprégnant des figurations sur l'exploitation de cet espace. On se repère via la jouabilité, la déambulation et l'amusement distillé par la recomposition d'un simple divertissement, comme celui d'un parc d'attractions (!) puisqu'on y retrouve la notion d'espaces à visiter et de codes ludiques mis en abîme. Avec ce qu'il a d'imaginaire et d'inconscient dans le corps collectif, voilà une partie essentielle du jeu vidéo dans ses finalités. Le loisir d'assimiler ses mécanismes ludiques et d'interpréter sa représentation codée. Un univers physique mais aussi un univers fictif, voilà comment une acceptation tacite pourrait s'accorder sur le prime abord d'un jeu vidéo. Cette définition n'est cependant pas sans présenter une contradiction sur l'opposition réellement implicite ou explicite entre l'un et l'autre. L'exploration d'un univers physique d'un côté et l'immersion dans une fiction de l'autre, entre l'actif et la contemplation soudaine pourrait-on dire pour faire bonne passe, qui ne sont pas complètement séparés dans la pratique dudit jeu, ou a contrario tout aussi bien de la façon dont on se penche sur un tel phénomène au-delà de sa présentation syntaxique...

Mais qu'est-ce qui fait d'un jeu qu'il est bon ? Tout d'abord des mécanismes cognitifs et ludiques intelligemment associés à travers le gameplay comme dans les jeux Nintendo, mais l'ambiance et l’esthétique priment aussi. Est-ce qu’il est agréable de se balader dans un monde juste pour le plaisir des yeux et de la déambulation ? La narration en soi et pour soi dans les jeux vidéos n'est pas un critère d'évaluation suffisant. Elle ne se fait pas au sens traditionnel comme dans le roman ou le cinéma, elle passe dans un rapport invisible parce que les outils d'analyse n'existent pas encore, ou pas de manière officielle... La narration du jeu vidéo, ce sont les réflexes acquis, les systèmes maîtrisés, etc. Ce sont les enchaînements stylisés et pyrotechniques de Bayonetta, le plaisir tactique émergent contre un boss dans Dark Souls, l'effet de pesanteur qu'implique l'immersion dans la série Shenmue, toutes les fois où une mise en abyme se présente à nous d'une manière humoristique et décalée, telles que dans Monkey Island et Conker's Bad Fur Day.

Aussi, elle ne doit pas se limiter a un simple "copier-coller" interactif des structures narratives que l'on retrouve dans les autres médias, mais plutôt que par le biais de la représentation de symboles, de référents plus abstraits, et de l'implication du joueur dans ces figurations par l'interactivité, les jeux vidéos gagnent davantage à continuer à fédérer une culture propre, car plus propice à des méthodes d'interprétations inédites. Et de terminer cet article rempli de poncifs par cette citation illustrant un certain air du temps :

Pierre-Marie Abautret
(21 décembre 2015)
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