Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Simbabbad (18 juillet 2022) La compagnie Atari des débuts, la fameuse "Atari Inc." ayant perduré de 1972 à 1984, a naturellement une place toute particulière dans l'histoire du jeu vidéo, certes exagérée par le chauvinisme américain, mais néanmoins incontestable. Ainsi, les jeux Atari de cette période, surtout les jeux d'arcade, sont très souvent perçus comme des piliers fondateurs de l'art vidéoludique : Breakout, Pong, Lunar Lander, Battle Zone, Asteroids, Tempest, Missile Command, Centipede, Gravitar, Star Wars, etc. ont tous une aura considérable auprès des joueurs, même les plus jeunes. Pourtant, il y a un jeu Atari de l'âge d'or qui se trouve presque toujours ignoré lorsqu'il s'agit d'évoquer cet héritage, alors qu'il coche toutes les cases qui auraient dû faire de lui un grand classique : il s'agit de Black Widow. Jugez plutôt :
Alors, pourquoi Black Widow n'est-il pas plus référencé et reconnu ? Il y a une explication qui tient en un mot : Gravitar. En réalité, Black Widow est un kit de conversion de Gravitar - ce procédé était alors courant dans la gestion d'une salle d'arcade : au lieu d'acquérir une nouvelle borne, on pouvait acheter à prix réduit de quoi transformer un jeu en un autre. Comme Gravitar avait rencontré un accueil décevant, Atari a donc proposé aux gérants de salles d'en faire des bornes Black Widow - mêmes les bornes Black Widow issues des usines d'Atari étaient bien souvent des bornes Gravitar invendues et converties. Cette situation où Black Widow a en quelque sorte pris la place de Gravitar a, sur le long terme, plutôt nui à la réputation et à la disponibilité du jeu. Avec le temps, Gravitar a été reconnu comme un grand classique qui a créé un genre, le jeu de tir où l'on doit composer avec la gravité et l'inertie (Thrust sur Commodore 64, Solar Jetman sur NES, Zarathrusta sur Amiga, etc.) ; et dans l'objectif de réhabiliter le jeu, on a voulu voir dans Black Widow un simple produit commercial et cynique (Robotron : 2084 que l'on aurait rhabillé avec le thème des arthropodes de Centipede) afin de valoriser Gravitar par comparaison... Ainsi, Black Widow est bizarrement méconnu alors qu'il a eu plus de succès que Gravitar, et qu'il est à mon humble avis un bien meilleur jeu : on pourrait en effet contre-argumenter face aux partisans de Gravitar et détracteurs de Black Widow qu'après tout, Gravitar est un simple croisement entre Lunar Lander et Asteroids, avec une difficulté brutale et décourageante, un gameplay plutôt lent et frustrant, et une action assez triste et monotone... tout le contraire de Black Widow ! De l'importance de la boustifaille chez les arthropodesSi l'on a déjà joué à d'autres twin stick shooters, on se sent assez vite à l'aise dans Black Widow. On y dirige une araignée sur sa toile qui, au lieu de capturer les insectes, se fait envahir dans son espace vital par ceux-ci, nullement entravés et très hostiles. Pour se défendre, notre araignée peut projeter de petites boules de toile dans huit directions et ainsi tuer les envahisseurs - on déplace l'araignée avec le stick gauche de la borne, on attaque avec le stick droit, il n'y a pas de bouton, tout est très simple. Avec un minimum d'expérience du genre, même sans rien connaître aux particularités du jeu et en improvisant face aux nouveaux éléments rencontrés, on peut se débrouiller de façon apparemment très correcte : bien se repositionner pour garder ses distances, mitrailler les groupes, attraper quelques bonus de temps en temps lorsque la voie est libre, se déplacer en cercle large autour des ennemis qui tirent des projectiles, etc. permet de rester raisonnablement en vie à comparer d'un jeu comme Robotron : 2084 par exemple, qui est spectaculairement plus chargé et plus agressif, et qui exige de connaître par cœur son bestiaire afin de viser les bons ennemis en priorité (comme les ronds qui génèrent des robots qui eux-mêmes tirent des projectiles). Cependant, se contenter de jouer à Black Widow à l'instinct vous fera rater énormément d'occasions de scoring. Première chose qu'il faut intégrer impérativement : en règle générale (on examinera les exceptions), tuer les ennemis ne rapporte aucun point, le score vient presque exclusivement des bonus ! C'est étonnant et très inhabituel : à comparer, dans Robotron : 2084, sauver les humains rapporte certes beaucoup plus de points que détruire les ennemis, mais ceux-ci en rapportent tout de même ! Bien sûr, cela change totalement la pertinence de la stratégie instinctive décrite plus haut : comme les bonus surviennent à la mort des ennemis et perdent assez vite leur valeur, si on "tire dans le tas" en gardant ses distances jusqu'à neutralisation complète des ennemis, les bonus ne vaudront plus grand-chose au moment de leur collecte, et notre score ne décollera pas. En vérité, le jeu est truffé de particularités qui enrichissent son gameplay et son scoring : Black Widow en expose certaines lors de son "mode démo" (lorsque personne ne joue à la borne), mais nous allons maintenant toutes les passer en revue, à commencer par le bestiaire à six et à huit pattes du jeu, extrêmement varié... En suivant le même ordre que sur l'image ci-dessus, nous avons donc :
Évidemment, cela fait beaucoup d'éléments à assimiler, mais en pratique, tout reste toujours très simple et intuitif. C'est en fait tout le charme de Black Widow : comme je l'ai dit, si l'on a l'habitude des twin stick shooters, on ne sera pas dépaysé et on saura instinctivement jouer de façon convaincante, mais toutes les spécificités décrites plus haut créent autant d'opportunités qui, si on sait les saisir, permettent de pousser son score toujours plus loin... La complexité comme intersection de simplicitésUne part importante de Black Widow consiste donc à identifier correctement certaines situations afin de pouvoir y réagir de façon adéquate. Afin de rendre plus concrets les principes énumérés ci-dessus, nous allons prendre quelques exemples pratiques : dans un premier cas, on prendra la pire décision (tout en restant plausible et spontanée), et dans le second cas, on prendra la meilleure, histoire de bien comparer... Alors, supposons donc que vous soyez en fin de vague avec, en étroite proximité, un scarabée, un moustique et un frelon :
Sacrée différence ! Autre exemple, toujours en fin de vague - dans l'arène, il reste deux grubsteaks à 250 points et deux autres à 100 points, avec un frelon à l'autre bout de la toile :
Là encore, la différence est loin d'être négligeable ! On pourrait reprendre le même exemple avec un grenadier au lieu du frelon : si au lieu de tuer le grenadier tout seul dans son coin, on l'attire vers les grubsteaks pour le faire exploser au milieu, on obtient alors 2500 points au lieu des 1200 points ! Encore un exemple - supposons qu'en fin de vague, deux moustiques volettent en dehors de la toile alors que le bug slayer rôde :
Énorme écart de score ! On pourrait bien sûr continuer, notamment en évoquant les artilleurs, mais vous avez compris leur principe : leurs projectiles valent 1000 points si on les neutralise, il est donc toujours plus intéressant de laisser les artilleurs collecter puis projeter nos proies plutôt que les chasser nous-même ; c'est même plus simple puisqu'on peut ainsi toujours rester concentré sur la même cible ! Il faut ajouter à toutes ces subtilités un dernier élément qui n'a pas encore été évoqué alors qu'il saute aux yeux dans les captures d'écran : les différentes arènes. Black Widow suit en effet un cycle de 12 arènes : la vague 13 a la même arène que la vague 1, la vague 14 a la même arène que la vague 2, etc. Sur ces 12 arènes, 3 sont des arènes bonus qui se ressemblent toutes (complètement vides), mais les 9 restantes présentent un level design unique, où certains segments de toile sont verts ou rouges au lieu d'être bleus. Les règles sont simples : notre araignée peut passer sans problème sur les segments verts, mais elle ne peut franchir les rouges que dans un seul sens, de l'extérieur vers l'intérieur de la toile ; les proies gèrent quant à elles les segments verts comme les rouges (dans le même sens) ; le cas des spoilers est spécial puisqu'ils peuvent détruire les segments de couleur (ça a déjà été évoqué plus haut) ; et les projectiles comme les prédateurs concurrents (le bug slayer et les artilleurs) ne tiennent absolument aucun compte des segments. Là encore, le principe est simple à comprendre mais rajoute une nouvelle couche de richesse au gameplay : comme les ennemis viennent des bords, on a plutôt tendance à vouloir rester au centre de la toile, or, les segments verts et rouges piègent précisément les ennemis dans cette zone centrale - on doit donc fréquemment se rabattre plutôt sur la couronne, où l'on peut tirer sur les proies piégées au centre alors que l'on est protégé par les segments, mais où l'on est exposé aux nouveaux arrivants depuis les bords. Les segments rouges nous poussent également à ajuster tout particulièrement notre gestion des œufs et des grenadiers : en effet, ces zones à "sens unique" compliquent l'expulsion des œufs et notre repli face aux explosions, sans même parler de l'esquive des projectiles lancés par les artilleurs... l'agencement des arènes affecte profondément le gameplay de chaque vague. En plus de cela, plus on progresse de vague en vague et plus le jeu va vite, jusqu'au point où les segments de couleur deviennent indispensables à notre survie... Un seul jeu, deux façons de jouerLa description faite ci-dessus des comportements ennemis et des règles de scoring de Black Widow, ajoutée au constat que le gameplay y est bien moins agressif que Robotron : 2084 par exemple si on démarre le jeu à la première vague, pourraient laisser imaginer qu'il s'agit là d'un jeu lent et méthodique, où chaque mouvement doit être soigneusement anticipé afin de maximiser son score. En pratique, ça n'est pourtant pas le cas : dès le début, les ennemis sont nombreux et convergent vers nous, les grubsteaks se gâtent vite, le bug slayer nous fait perdre régulièrement des points en mangeant nos proies, les larves grandissent rapidement dans les œufs - on n'a pas le loisir de véritablement planifier nos actions, partagé entre la nécessité de survivre et la recherche des points, que l'on équilibre en saisissant simplement les opportunités qui se présentent d'elles-mêmes. C'est d'ailleurs pour cela que les exemples exposés ci-dessus avaient tous lieu en fin de vague : lorsqu'on n'est plus débordé par l'afflux de nouveaux ennemis, planifier ses actions est bien plus facile. De plus, le jeu va toujours plus vite et les grenadiers arrivent dès la neuvième vague, suivis des artilleurs à la dix-septième vague : vers la vingtième vague, le jeu a nettement changé de dynamique par rapport à son début - la règle générale comme quoi tirer sur les ennemis n'augmente pas directement le score devient l'exception : tirer sur les grenadiers pour tuer tous les ennemis autour et tirer constamment sur les artilleurs afin d'intercepter leurs projectiles sont deux excellents moyens de "scorer" tout en minimisant les risques. Quand le jeu devient frénétique, jouer en défense est vital : se cacher derrière les segments de couleur, tuer pour survivre même au détriment du score, et utiliser les grenadiers et les artilleurs pour "scorer" sans trop s'enquiquiner avec les combos d'œufs, devient une méthode très pertinente pour s'adapter à un gameplay qui a évolué en quelque chose d'extrêmement nerveux. Black Widow offre donc deux façons de jouer, transitant lentement de l'une vers l'autre en cours de partie si l'on commence à la première vague : une où l'on doit arbitrer entre les risques et les récompenses avec un énorme potentiel de scoring additionnel si l'on sait s'y prendre, et une autre qui repose plus classiquement sur les réflexes, la coordination, l'anticipation des vagues, etc. Étonnamment, le jeu nous incite lui-même à zapper une de ses facettes : comme dans Tempest, non seulement on peut débuter notre partie dans une vague déjà avancée, mais le jeu nous récompense pour cela en nous offrant un bonus de score important ! C'est là un procédé astucieux : le jeu nous "corrompt" en nous offrant plus de points que l'on pourrait vraisemblablement en gagner nous-même "à la régulière", mais en échange, notre partie sera beaucoup plus courte, ce qui fait gagner plus d'argent à l'exploitant de la borne. Lorsqu'on démarre ainsi une partie en "sautant" plusieurs vagues, on n'obtient pas d'emblée le bonus promis, on doit d'abord passer une vague, après quoi un gigantesque moustique blanc avec un corps en forme de '$' débarque dans l'aire de jeu : tuer ce moustique nous octroiera immédiatement le bonus. Même si celui-ci représente plusieurs fois le montant requis pour le gain d'une vie supplémentaire, on n'en gagnera qu'une - on se retrouvera donc dans une vague parfois très avancée (un bonus d'un montant proportionnel continue d'être accordé lorsqu'on "continue" au-delà de la vague 21) avec seulement trois vies en stock au mieux, alors que démarrer le jeu depuis son tout début permet d'emmagasiner beaucoup de vies. Malgré ce handicap, de nombreux joueurs visant un bon score à Black Widow préfèrent court-circuiter le début du jeu : la boucle de tentatives est alors plus rythmée, et surtout, rester toujours sur la même dynamique de jeu d'adresse au lieu de retrousser sa logique ludique en cours de partie permet de mieux rester concentré. Personnellement, je trouve ça plutôt dommage, si on joue au jeu dans ces conditions, il perd à mon avis de son intérêt. Dans mon cas, ce que je trouve justement intéressant dans Black Widow, c'est cette impression constante d'occasion manquée : lors de mes parties, je me dis "Mince, j'aurais dû faire ça !" sans cesse plutôt que "Hein ? Qu'est-ce qui s'est passé ?" en jouant à Robotron : 2084, qui est un jeu que je trouve difficilement lisible. La base simple et claire de Black Widow enrichie par toutes ses couches de scoring facultatives est ce qui me fait toujours revenir au jeu, il me donne envie de mieux faire, c'est un jeu qui reste encourageant alors que je trouve Robotron : 2084 décourageant, et Black Widow est en vérité un de mes jeux d'arcade préférés (avec Bank Panic, qui présente les mêmes qualités) - mais j'y joue presque toujours depuis sa première vague, je trouve les vagues très avancées trop frénétiques pour être plaisantes. En plus de cela, comme ça a déjà été dit, le jeu est beau et parfaitement lisible (détail tout bête : comme le jeu est vectoriel, il peut tourner sans soucis les protagonistes dans la direction exacte de leurs déplacements, ça aide beaucoup à anticiper leurs actions), tous les insectes non explosifs sont très détaillés (avec les pattes et les ailes bougeant de façon convaincante), le rendu vectoriel coloré a un charme fou, l'ambiance sonore aide à bien comprendre ce qui se passe même lorsqu'on braque les yeux sur une petite portion de l'écran, les quantités de points gagnés sont explicitées par de gros chiffres qui clignotent, etc. Les captures d'écran de cet article ont été réalisées sous MAME avec un filtre adapté au rendu vectoriel, et un léger bombage pour simuler un tube cathodique. Le format 8/7 natif du jeu a été gardé pour que les cercles soient bien ronds, que les tirs en diagonale soient bien à 45°, et que les bestioles soient aussi longues verticalement qu'horizontalement - les bornes d'arcade étant réglées en 4/3, l'image y paraît donc étirée horizontalement. L'émulation est excellente, même si des soucis de vitesse ont été signalés. À cause de son gameplay de twin stick shooter et de son rendu vectoriel, Black Widow a attendu longtemps avant d'être porté sur console ou ordinateur, et il l'a toujours été dans des compilations. La dernière en date, "Atari 50 : the Anniversary Celebration", nouvelle référence des compilations rétro, émule le jeu différemment de MAME, notamment avec des effets visuels et sonores que l'émulateur gratuit n'arrive pas (encore) à reproduire, et constitue donc une bonne valeur ajoutée. On peut lire un peu partout que le record mondial "maximum" à Black Widow aurait été obtenu en 1984 par James Vollandt avec 930.100 points, mais c'est faux. Si James Vollandt, qui est également détenteur du record d'autres bornes d'arcade Atari, a en effet réalisé ce score, ce n'est pas un score "maximum" : Vollandt a certes atteint la vague 104 qui fait "planter" la machine, mais il est techniquement possible de marquer plus de points avant ce "kill screen", et son record est suspect puisque des analyses indiquent que ce dernier a vraisemblablement été décroché en "continuant" le jeu. Simbabbad (18 juillet 2022) Sources, remerciements, liens supplémentaires : Cet article a été publié initialement sur le blog de Simbabbad, à cette adresse. Envie de réagir ? Cliquez ici pour accéder au forum |