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Crazy Taxi - L'analyse
Parmi les jeux sortis ces dernières années, rares sont ceux qui ont été aussi mal jugés et injustement critiqués que Crazy Taxi. La passion étant indispensable pour bien ressentir ce jeu et l'expliquer, nous avons donné la parole au plus grand passionné de Crazy Taxi que nous connaissons.
Par petitevieille (07 mars 2003)

Crazy Taxi expliqué aux malcomprenants

Ce jeu a fait sensation à sa sortie sur DC, en offrant une conversion enrichie du jeu initialement sorti en borne d'arcade, qui mettait une grosse claque par sa fraîcheur et son énergie. Il est en effet impossible de ne pas prendre de plaisir à découvrir ce jeu, tant il en met plein les yeux, techniquement tout d'abord, mais aussi par l'action proposée : des courses folles de taxi dans un milieu urbain plein de vie. Cependant une grosse majorité de joueurs s'accorde à dire que Crazy Taxi s'épuise vite, que le jeu a une trop courte durée de vie ; il se traîne une réputation de "jeu-kleenex", très courante à propos des jeux d'arcade. Nous allons montrer pourquoi cette opinion révèle une vision trop partielle et limitée de ce jeu, qui a tout pour prétendre au titre de jeu d'arcade parfait, c'est à dire absolument INUSABLE.

Le principe du jeu

Une des bases d'un bon jeu d'arcade est son principe. On préfèrera d'ailleurs le terme de principe à celui de but, car le terme de but sous-entend que la satisfaction vient lorsqu'on atteint ce but, lorsqu'on remporte la victoire ; alors que le terme de principe permet d'insister sur le fait que c'est la pratique du jeu qui procure le plaisir, et que le but des actions entreprises n'est qu'un prétexte pour procurer du plaisir au joueur par la confrontation à des obstacles, que ces actions soient couronnées de succès ou non. C'est tout simplement l'idée qu'on joue pour le plaisir avant tout qui représente la base du jeu d'arcade.

Le principe de Crazy Taxi est d'amener les clients de son taxi d'un point à un autre dans un environnement urbain rempli d'obstacles en tous genres, avec une circulation dense (réglable de dense à infranchissable ^_^) et très hétérogène, le tout sous la pression du temps, avec comme motivation la réalisation du plus gros score possible. Le score n'est autre que l'argent amassé par le taxi. Il se gagne de deux façons : par le simple prix de la course, quand on conduit le client à destination, mais aussi et surtout grâce aux pourboires laissés par les clients à l'occasion de diverses manoeuvres spéciales, qui ont toutes en commun de faire prendre des risques au joueur. L'intérêt de cet état de fait va être expliqué par la suite.

Maintenant que vous connaissez le cadre "scénaristique" de Crazy Taxi, vous pouvez vous hâter de l'oublier. Il n'est pas question ici d'identification à un personnage, ou d'intérêt porté à une histoire, nous sommes face à un jeu d'arcade "pur", tout à fait oldschool. Il convient donc de reléguer au second plan la forme prise par les éléments intervenant dans l'action pour ne se préoccuper que des actions en elles-même, et de ce qui fait le plaisir de Crazy Taxi. Si dans un premier temps, le jeu séduit par sa vitesse, son ambiance, par les sensations procurées au joueur, l'amateur d'arcade découvre vite la richesse du jeu, et la motivation change radicalement. On passe de l'attrait pour ce jeu de chauffard pêchu à une accoutumance ludique provoquée par un principe en béton.

D'où vient cette motivation ? Certes, le but de faire un score n'est pas intéressant en soi. Le plaisir vient des actions nécessaires à l'obtention d'un score, il est nécessaire que le joueur soit poussé par quelque chose pour bien jouer, sachant que c'est cette recherche du bon jeu qui procure le plaisir ; ainsi dans Crazy Taxi, on joue de manière à faire péter le score. C'est un élément prérequis indispensable à tout jeu d'arcade, lequel n'offre pas autre chose que ce qu'il contient en lui-même, on n'a pas d'autre "récompense" que le plaisir de jouer. D'ailleurs, en salle d'arcade, la récompense n'est autre que de continuer à jouer. Sur console, peut-être faudrait-il jouer exactement comme si on était dans une salle d'arcade, où l'on sait qu´on va devoir remettre une pièce si on ne joue pas bien. En l'absence de cette motivation, on peut très bien se contenter de conduire le client dans le temps imparti, sans chercher à améliorer ses performances. La note attribuée à la fin de chaque partie peut être trompeuse sur sa performance, d'ailleurs. Le système de notation est découpé ainsi : 5 rangs (A, B, C, D et E) correspondant à 5 tranches de 1000 $, entre 0 et 5000, puis un rang S pour un score entre 5000 et 10000. Il se trouve que les premières parties, quand on joue encore comme le débutant que l'on est, sans utiliser de techniques très évoluées, sont généralement situées autour de ces 5000 $. La barre des 10000 paraît dans un premier temps si lointaine qu'il est aisé de croire que le rang S est le plus élevé, et qu'on a déjà un bon niveau de jeu. Or il existe des rangs supérieurs (que la notice ne mentionne pas) : le rang Awesome pour un score entre 10000 et 20000, et le rang Crazy pour un score supérieur à 20000. Je peux attester qu'il n'existe pas de rang supérieur au-delà de 50000 (après 100000 je sais pas ^_^).

Les techniques

Le joueur prend conscience de l'insuffisance de son niveau de jeu s'il prend connaissance de ces rangs, mais aussi en se frottant à la Crazy Box. Ce mode de jeu propre à la version console est un excellent didacticiel visant à faire acquérir au joueur des procédures plus efficaces que celles qu'il utilise spontanément. La Crazy Box balaye tout l'éventail des possibilités d'action dans Crazy Taxi, en mettant le joueur devant des épreuves qu'il ne peut réussir QUE s'il apprend à utiliser la technique adéquate. La Crazy Box n'est absolument pas difficile... quand on utilise les bonnes techniques. Le joueur réinvestira ensuite ses apprentissages dans le mode de jeu normal. Si Crazy Taxi a une prise en main instantanée, cela ne signifie pas pour autant qu'il n'offre aucun marge de progression. À partir de commandes très simples se déploient de multiples variations insoupçonnables au premier abord. Ainsi le dérapage bourrin à souhait peut-il évoluer en un subtil arrêt au poil près, nommé "Drift Stop", consistant en un freinage dérapé avec une précision diabolique juste au pied d'un client tout en orientant le taxi dans la bonne direction pour repartir plus vite (voire en s'agitant un peu pour obtenir un pourboire)...

On le voit, ces techniques ouvrent de nouvelles possibilités au joueur. Certaines permettent un gain de temps énorme sur la transition entre les clients, comme le Drift Stop. Alors que le novice va se contenter de déposer le client n'importe comment, sans se préoccuper du suivant, avec l'expérience et les techniques apprises, il devient possible de déposer le client en approchant au plus près le suivant, réduisant ainsi le temps de latence à zéro. La prise de risque est ici représentée par la réaction du piéton qu'est encore le futur client : il fuit s'il se sent menacé par un bolide fonçant sur lui. Dans ce cas, il va bondir si loin que le temps qu'il mettra pour grimper dans le taxi paraîtra interminable (et il se fera engueuler, le pauvre ^_^). Un Drift Stop réussi demande beaucoup de maîtrise et de FINESSE (il mérite des majuscules dans un article sur Crazy Taxi, ce mot)... Dans le même ordre d'idée, il y a la rotation de la voiture à 180° à l'arrêt, pour limiter la perte de temps quand on se retrouve dans le mauvais sens, le dérapage pour couper au plus court dans les virages serrés, etc.

Les techniques visent essentiellement à augmenter les pourboires, en conciliant vitesse et manœuvres spéciales dites "combos". Les pourboires sont donnés à l'occasion des dérapages (Crazy Drift), des sauts (Crazy Jump) et des frôlements de véhicules (Crazy Through). Vue la facilité avec laquelle le taxi part en dérapage et la densité de la circulation, on se dit que c'est facile d'engranger des pourboires. Ça l'est. Par tranches de 50 cents. Il est nettement moins facile d'obtenir de GROS pourboires, cela demande de l'habileté et une vraie maîtrise du jeu. C'est là que se trouve l'origine de la vraie profondeur de Crazy Taxi.

Le système de pourboires repose sur une idée qu'on retrouve dans d'autres jeux d'arcade (tiens donc...) : le principe des actions en chaîne (oui, comme Radiant Silvergun et Ikaruga). Les pourboires augmentent progressivement au fur et à mesure que le joueur accumule les combos, à la seule condition que la chaîne ne soit pas rompue par un choc avec un autre véhicule... OUI, c'est bien cela, il ne faut percuter AUCUN véhicule, dans une ville truffée de véhicules, en roulant comme un malade. Le jeu vous amène à prendre des risques, à faire des dérapages, des sauts, à frôler les autres voitures, sous la pression d'un chronomètre impitoyable, tout en sanctionnant les chocs par un retour à zéro de la chaîne de combos. Et bien entendu, les chocs sont induits par les situations dans lesquelles vous vous trouverez... Le joueur est alors attentif au moindre risque de choc, surtout si sa chaîne de pourboires a déjà bien monté ; il est en prise d'indice permanente, inquiet à chaque virage pris en aveugle, d'autant plus concentré qu'il faut aussi chercher à prendre le plus court chemin voire à éviter les pièges induits par la flèche de direction, pas toujours fiable...

L'action est alors d'une intensité exemplaire quand on accepte de jouer le jeu, de chercher à faire grimper le score par les pourboires plutôt que de se contenter de jouer dans le vide. La recherche de la "séquence parfaite", celle où on prend le chemin le plus court tout en profitant de chaque occasion d'engranger du pourboire et avec une chaîne ininterrompue, séquence rarement réussie, est le coeur du plaisir de Crazy Taxi. Celui-ci est l'addition de toutes les sensations éprouvées en jeu, en raison de la volonté de faire un score. Par exemple, quand on a fait monter sa chaîne de pourboires bien haut, qu'on se retrouve quasiment à cours de temps, que la destination se trouve de l'autre côté d'un tremplin qui s'avère être le seul moyen d'atteindre le but à temps (sinon, c'est un chemin plus long - trop long), que le taxi est lancé à pleine vitesse quand un bus apparaît et démarre juste au pied du tremplin, en masquant les deux tiers de l'accès, obligeant le jouer à réagir très vite avec précision, s'écarter juste assez pour ne pas percuter le bus mais pas trop pour ne pas rater le tremplin, alors que le décompte du temps fait monter la pression, et que ce ### de bus continue d'avanc... AAAAAHHHH... ... ... ça passe !!! Comment ne pas prendre son pied ? Quand on y joue correctement, Crazy Taxi est une succession de situations de ce style. Un concentré d'extase ludique. Quand ça n'est pas un tremplin, c'est un virage aveugle avec un fourgon à l'arrêt juste derrière qui vous oblige à l'éviter très vite sans percuter les voitures arrivant à contre-sens, c'est un autre taxi qui roule à fond sans s'arrêter à un carrefour, qu'on n'a pas le temps de voir arriver... La volonté de ne percuter aucune voiture met le joueur dans des situations fondamentalement LUDIQUES. C'est le principe GÉNIAL de Crazy Taxi : mettre le joueur sous la pression de deux motivations antagonistes. C'est du JEU. C'est complètement idiot, c'est gratuit, ça ne rapporte rien... si ce n'est le plaisir de jouer, comme n'importe quel jeu. Son défaut est que le joueur peut très bien ne pas jouer le jeu, ce qui explique qu'il soit si souvent incompris... -_-

C'est le signe de la désaffection pour l'arcade : beaucoup de joueurs ne jouent plus, ils attendent une "expérience", veulent un scénario, de l'immersion dans une histoire, etc. en oubliant cette activité si simple : jouer. Quand on pense que les critiques envers Crazy Taxi sont souvent émises par des gens qui y jouent pour le fun de la conduite de chauffard, en cumulant les accidents, pour la seule raison que le taxi est indestructible, pensant que ça pousse le conducteur à tout casser... Vision minimaliste, simpliste du jeu, qui les amène à considérer qu'il est nécessairement tel qu'ils le voient, eux, sans autre possibilité... et donc à le décrire comme un jeu à la courte durée de vie. Il faut veiller à la définition de la "durée de vie", ne pas confondre terminer et épuiser un jeu. Épuiser un jeu d'arcade, ça n'est pas voir un générique de fin, ça n'est pas aller au bout d'un script comme dans un RPG (aussi libre soit-il), épuiser un jeu d'arcade c'est ne plus ressentir de plaisir quand on joue.

Entre la précision nécessaire lors des arrêts, les manœuvres indispensables pour faire monter les pourboires (et sans collisions !), l'aspect légèrement stratégique du choix des clients (ne pas épuiser une zone, et éviter certains clients-pièges), tout ça dans une circulation pas du tout homogène (il y a d'autres chauffards) avec souvent des mauvaises surprises dans les virages sans visibilité, et des villes offrant des raccourcis possibles selon les clients et la destination, on a beaucoup de choses à améliorer dans son style de jeu. L'écueil à éviter avec Crazy Taxi est de le prendre pour un jeu de caisse, or ça n'est que la forme qu´il prend, sa richesse n'apparaît pas suivant les critères habituels des jeux de caisse. C'est un jeu d'arcade, avec un principe propre, dans lequel le hasard fait qu'on dirige une voiture... ou autre chose, les engins cachés comme le vélo, ou le landau (dans CT2) le prouvent.

Crazy Taxi possède une particularité propre aux jeux d'arcade : le transfert de la motivation du joueur, qui passe de la claque ludique, due à la "fraicheur" d'un jeu (c'est l'attraction nécessaire d'un jeu en borne d'arcade, il faut attirer le joueur), à l'intérêt ludique dû à sa richesse (il faut retenir le joueur). Ce transfert ne se fait pas toujours, et beaucoup de joueurs peu impliqués s'arrêtent lorsque la première phase est épuisée, sans passer à la deuxième, alors que c'est la deuxième qui contient toute la substance du jeu. Et de là, ils critiquent Crazy Taxi en le présentant comme un jeu qu'on épuiserait en deux heures...

Une prise en main rapide et instinctive et un gameplay néanmoins profond et riche de possibilités d'améliorations du niveau du joueur, avec une marge de progression quasi-infinie... nous sommes bien en présence d'un jeu d'arcade. Crazy Taxi est un jeu tout simplement parfait. Le jeu d'arcade parfait. Les critiques qu'on a pu lui faire viennent de gens qui attendent de lui ce qu'il n'est pas (un jeu de course) ou qui n'y ont pas assez joué pour entrer dans la deuxième phase.

Depuis sa sortie sur DC, il a été converti, plus ou moins bien, sur d'autres supports, mais sans jamais connaître d'améliorations techniques... Le deuxième épisode sorti sur DC est bien conçu, mais est un peu terni par un maniement trop mou pour qui a connu le premier, ainsi c'est définitivement celui-ci qui reste la référence. N'ayant pu goûter aux joies de CT3, je ne peux en juger mais il semble proche de CT2.

petitevieille
(07 mars 2003)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :
Note : Cet article est une publication conjointe. Il est aussi en ligne chez les amis de Push-Start (www.push-start.com)