Plusieurs choses peuvent frapper quand on découvre pour la première fois un jeu atypique. La couleur générale utilisée ; les dialogues ; la personnalité des protagonistes, l'histoire, la musique, la durée de vie, le gameplay. Force est de constater que je suis entré dans Full Throttle comme un adolescent dans un bar miteux de la route 66, mais que je suis ressorti avec, certes, quelques molaires en moins, mais un cuir plus impénétrable que la peau du gardien des Enfers. Il y a quelque chose de captieux, même de pervers, à chroniquer un jeu que l'on aime jusque dans ses tripes : comment prétendre être purement objectif? Je vais pourtant essayer de m'y efforcer, j'espère y parvenir avec honneur. Car j'ai deux ou trois loubards derrière mon épaule, l'un avec une planche cloutée, le second avec une masse d'arme, le troisième joue du couteau. Et si moi, je ne tape pas correctement, eux, pour sûr, ne manqueront pas de me corriger la virgule qui me manque.
En guise de préambule, rappelons les faits. Lucas Arts n'est pas à son coup d'essai concernant les point'n click. Bien que le studio ne soit pas, et l'on ne manquera pas de le rappeler, créateur du genre, c'est sans nul doute lui, via des titres aussi connus que la saga Monkey Island, Sam & Max hit the road ou Indiana Jones and the Fate of Atlantis, qui réussit à lui donner ses lettres de noblesse. Le jeu, dont le générique de fin seul fait frémir, puisque durant près de cinq bonnes minutes, les noms s'alignant en marge des private jokes bien connus des habitués, est pourtant réuni sous la tutelle d'un seul « père » : Tim Schaffer. Il ne doit pas vous être inconnu. À lui seul doit-on ce qui reste, pour moi, deux monuments peut-être méconnus mais gravés dans le marbre : Grim Fandango et Psychonauts. Des lettres de noblesse qui peuvent expliquer, potentiellement, le souffle que l'on observe dans le jeu. En 1995 pourtant, le genre était déjà considéré comme vieillissant, destiné à disparaître. Et pourtant, force de constater qu'en reprenant les canons, on arrive toujours à surprendre. Alors mettez vos lunettes de Bikers et équipez votre moto de post-combustion, car le goudron va fumer.
Il portait des culottes...
À la vue des premières images, je pense que tout un chacun aura saisi précisément de quel univers il sera ici question. Point de piraterie ou de pays des morts, de cité engloutie. Nous sommes aux États-Unis. Imaginez-vous ces routes gigantesques, qui traversent un désert de part en part ; quelques villages abandonnés, refuges d'ermites et de paumés, font office de seules traces humaines. Au loin, une ville gigantesque vous ouvre ses bras : une arène gigantesque, où s'organisent des courses de derby, sort brutalement de terre et à des centaines de kilomètres il semble même que l'odeur du gasoil vous caresse les narines. Ce seront quasiment vos seuls compagnons dans ce monde sans foi ni loi.
Des bandes de motards, aux noms aussi évocateurs que biscornus, parcourent le pays en quête de ripailles ou de sensations fortes, afin de prouver qu'ils sont encore en vie. Nul prétend les affronter : dans ce sérail aux règles clairement définies, seuls les loubards parlent aux loubards. L'apprentissage des règles sera votre première épreuve dans ce monde nouveau. Ben, que vous épaulerez au cours d'une étrange « galère », n'a rien d'un Guybrush Threepwood. Des bras gros comme des troncs d'arbre, la barbe à couper à la hache, le regard fier et la fierté regardante, il ne se laissera jamais, au grand jamais, marcher sur les pieds.
Fi donc des discussions qui ne mènent nulle part, fi des objets improbables à ramasser (encore que...). Quand Ben parle, on lui répond. Quitte à ce qu'il faille bousculer un redneck (NDIsKor: paysan américain moyen) ou enfoncer une porte close. Rien ne saurait le séparer de son but. Rarement dans un jeu n'aura-t-on eu besoin d'autant se faire respecter. Certes, GTA et consorts imposent, pour peu que l'on désire avancer dans le jeu, de braver la loi. Mais ici, point de crimes : on ne sera pas plus en marge de la légalité que les quelques astuces que l'on observe dans les jeux d'aventure, lorsqu'on dérobe un objet ou quand on s'introduit en douce dans un bâtiment. C'est plutôt le ton utilisé qui dérange quelque peu.
Les dialogues, courts, sont intenses : bien souvent, ils se soldent par une agression, verbale ou physique, à votre avantage. Peu d'objets, les armes mises à part. Toute la densité tient plutôt dans l'intrigue, rondement ficelée et menée. Et dans le charisme improbable des personnages.
Dans cet univers pourtant, une unique chose réunit tous les motards, quels que soient les horizons d'où ils proviennent : l'amour de la bécane. Et cet amour, ils le doivent notamment à un homme, Malcom Corley, président attitré de Corley Motors, premier fabricant du pays. Grâce à lui, les routes s'élargissent à perte de vue, chaque moto est une perle. Mais Adrian Ripburger, dit Rip, vice-président trop ambitieux, vient semer le trouble : désirant la mort de son supérieur, il veut s'emparer à tout prix de l'entreprise et construire, à la stupeur générale...
...des camping-cars. Afin de dissimuler le meurtre horrible dont il sera bientôt l'instigateur, le voilà prenant la bande de Ben, les putois (the polecats) comme bouc émissaire : et le leader de lever le voile sur cette sinistre affaire, ainsi que l'imposture générale, et de récupérer une bécane digne de ce nom.
Born to be Wild
L'écriture même de l'histoire simule une chevauchée à travers le désert, en partant d'un court flashback, contant les évènements avant la rencontre avec Maureen, dite Mo. À partir de cet instant, l'aventure se dénoue au temps présent, jusqu'à la confrontation finale avec Ripburger, à travers des mésaventures aussi mouvementées que la nécessité de traverser un pont détruit, une investigation secrète dans les bureaux de Corley Motors ou encore la participation à un tournoi de stock-cars. Mais là où Full Throttle s'éloigne sensiblement des autres productions Lucas Arts, c'est la découpe claire de la progression en deux phases distinctes : une phase d'exploration, et une phase de combat. Et de combat à moto, il faut dire !
Lors des phases d'exploration, l'habitué retrouvera les gestes habituels, en sus du ton particulier dont j'ai parlé plus haut, associé à un humour corrosif. Trouver des objets, les exploiter à bon escient, parler aux personnages, voire les brusquer un peu. L'interface, novatrice, sera réexploitée notamment pour The Curse of Monkey Island : une pression prolongée du clic de la souris affiche un menu contextuel (user du pied, du poing, observer, goûter / parler), et dispense de ce menu envahissant en bas de l'écran tel qu'on pouvait encore récemment le voir. Les environnements sont, hélas, peu nombreux et déçoivent même. L'on reste énormément de temps dans une ville étriquée, ou jonglant sur quatre écrans distincts, à faire d'incessants aller-retours, afin d'obtenir la séquence qui nous permet de progresser dans l'aventure. Pour un jeu prônant la liberté sans limites, le constat peut attrister. C'est sans compter sur des animations et des arrière-plans de toute beauté, agréablement dessinés, pour un rendu cartoon de fort bon aloi : et l'on revient régulièrement à la charge pour déceler le détail caché qui nous fera croire, avec raison, que rien ne fut laissé au hasard. Les phases de combat sont, du reste, plus atypiques. Lors de ces séquences, Ben, au guidon de sa prodigieuse machine, doit rosser un loubard d'une bande agressive en faisant parler la loi du bâton : coups de poing, de pied, de planche, de barre à mine voire de couteau, tout se déroule à la souris, pour distribuer les coups, et aux flèches du clavier, pour s'écarter ou se rapprocher, et maîtriser ainsi le combat. Ces phases, obligatoires, nécessitent un certain temps d'adaptation, et on perd souvent les premières fois. Mais l'habitude aidant, on se surprend à comprendre qu'un type d'arme n'est efficace que face à une certaine bande, et l'on enchaîne les bastons à un rythme poussé.
Après une victoire, l'on récupère souvent sur le cadavre de son malheureux adversaire une arme plus puissante ou avec une allonge supplémentaire, qui permet de faire de nouveaux ravages par la suite. Dommage néanmoins, que ces combats soient condensés au milieu de l'aventure, et que passé un certain stade, on ne les rencontre plus : cela aurait transcendé davantage une intrigue qui, par moment, pêche par une certaine linéarité ou une certaine redondance : il s'agira de faire du simple levelling pour espérer obtenir l'objet permettant de s'introduire dans le repaire des Caverneux (the Cavefish) et un booster. Passés ces objectifs, plus jamais l'on aura l'occasion de croiser le fer.
Il convient d'ajouter néanmoins une idée qui fait son charme et ajoute un piquant à l'affaire : la possibilité de mourir, notamment à la fin du jeu. Si l'on fait un mauvais choix, Ben sombre irréductiblement... avant de brusquement se ressaisir, par un « Damned, I try again » violant un rien le « quatrième mur ». Une initiative agréable pour un jeu de la firme, qui sied parfaitement au contexte plus réaliste que tous les autres du genre. Et un détail que l'on remarquera nécessairement.
You got two weeks to get outta town...
En marge de tout cela, un dernier lourd point reste à souligner : la bande originale du jeu. Composée en majorité par des morceaux de blues et surtout, de hard rock, l'on raconte ci et là que le CD fut un des articles les plus commandés du catalogue Lucas Arts de l'époque. Nous devons ce petit bijou de rock à un groupe de San Francisco, The Gone Jackals, que le jeu fit massivement connaître, quand bien même n'auraient-ils jamais joui d'une renommée internationale. Les mélodies sont rythmées et entraînantes, et pour peu que l'on ne soit pas totalement allergique à ce style de musique, on ne peut qu'apprécier. Les développeurs eurent en effet la riche idée d'incorporer des morceaux de l'album alors en préparation, Bone To Pick, pour illustrer leurs phases de jeu : et les riffs décoiffants, et les solos de batterie magnifiques participent largement à l'énergie que l'on dévoile à jouer encore et encore, et à faire mordre la poussière à ce cruel Ripburger...
Le goût de la poussière et du macadam, de l'asphalte qui crisse sur les molaires, reste nécessairement en bouche après avoir fini Full Throttle. Prodigieusement intelligent mais trop court, fendard mais avec quelques baisses de régime, une animation rehaussée d'éléments en trois dimensions mais des décors se comptant sur quelques doigts, le titre de Tim Schaffer nous laisse quelque peu sur notre faim. Sans renier pour autant ses nombreuses qualités et ses idées pertinentes, on aurait voulu plus, bien plus... et lorsqu'on apprend qu'une suite était en chantier, et qu'elle ne verra jamais le jour, tiens, c'est à vous dégoûter de laisser un barman en sang dans une ruelle, parce qu'il a osé dire que Jimmy Page chantait mal...