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Le jeu en vaut-il la peine ?
Le jeu vidéo est-il un art ? Quels rapports entretient-il avec les autres formes artistiques ? De quelles contraintes doit-il s'affranchir pour murir ? Cet article propose une réflexion que l'auteur, Orioto, a illustré par ses créations graphiques.
Par Orioto (24 novembre 2003)

Pourquoi se poser la question ?

On dit souvent que l’industrie des jeux vidéo est l’esclave de son ambition commerciale. On prétend parfois que c’est un art, ou en tout cas lui accorde-t-on le droit d’être le vecteur d’une sous-culture émergente. Mais se demande-t-on véritablement quels en sont les enjeux ? Se demande-t-on quelles sont les possibilités de ce média, quels sont les trésors à y déterrer ? Car si les jeux vidéo constituent avant tout un moyen de divertissement, ils sont également, et par extension, un véhicule artistique majeur. Mettons directement de côté les considérations mercantiles puisque celles-ci ne sont qu’une dérive de la nature même de l’art, qui veut qu’un artiste exprime le produit de sa plus parfaite individualité dans un échange dont le public devra se satisfaire. Cette industrie vieille de quelque 30 ans ne se différencie en rien des autres arts de ce point de vue. Ce qu’il faut donc se demander, c’est en quoi représente-t-elle une avancée dans cet échange vieux comme le monde. En d’autres termes, un art doit se comparer à ses pairs pour connaître la nature de ses enjeux.

Les jeux vidéo portent bien leur nom, et se définissent en conséquence très simplement bien qu’une majorité de gens ne veuillent pas en assumer les conséquences. Ils se différencient du jeu traditionnel en cela qu’ils lui adjoignent le souci de la représentation. La dualité éternelle entre les graphismes et le gameplay est aussi idiote qu’une tentative de dissociation concurrentielle de l’écrit et du filmé au cinéma, car l’un y fait vivre l’autre et vice-versa. L’ambition de base, l’intention originelle voire même le fantasme qui engendra cette industrie n’est autre que de pouvoir jouer par procuration. Cette même volonté d’appropriation qui pousse le spectateur à aller voir un film, c’est elle qui donne à un joueur l’envie de prolonger son adresse et ses sens dans un personnage fictif. C’est elle qui le mène à vouloir manipuler ce qui n’est pas réel à travers un écran. Dire que les graphismes ne sont pas le principal dans un jeu est légitime, mais cela ne doit pas faire oublier que l’aspect représentatif en est la moitié de son essence. Tout n’est ici qu’histoire de fantasme échappatoire. D’ailleurs plus qu’esthétiquement représentatif, l’enjeu vidéoludique est une question également narrative. Au final il serait possible d’émettre l’hypothèse que ce vecteur culturel et artistique puisse être un outil majeur de l’épanouissement futur de l’homme dans l’art. Il faut pour cela comprendre en quoi il repousse ses limites et, bien évidemment, le comparer à son grand frère culturel, le cinéma.

Genèse d’un enfant surdoué : l’analogie avec le cinéma

Le jeu vidéo est donc bel et bien un cinéma puissance 20, car il nourrit les mêmes désirs avec un arsenal incroyablement plus complet. Mais intéressons nous un peu dans le détail à toutes les facettes de cet objet de lumière.

De quoi, après tout, est fait le cinéma ? De littérature, d’esthétique, de dramaturgie, de musique... Il est ce qu’on pourrait appeler un art somme, dans le sens où il se construit sur une multitude de moyens d’expression. C’est sa force, mais aussi sa plus grande faiblesse quand il n’arrive pas à s’émanciper pour vivre par lui-même. Ainsi quand on analyse quels sont les moyens signifiants utilisés pour véhiculer telle idée ou telle émotion, on reconnaît très vite un procédé théâtral, photographique, musical... Cette énumération a simplement pour but de faire remarquer que le cinéma utilise des outils qui sont également à la disposition d’un jeu vidéo, et cela sur deux niveaux : Par le simple fait que la vidéo soit intégrable à un jeu, mais plus encore du fait que les jeux vidéo intègrent à leur grammaire représentative les mêmes ressources, ni plus ni moins. L’architecture, la peinture, la chorégraphie, la sculpture, la poésie, la dramaturgie... tous les arts, sans exception, peuvent s’exprimer dans le cadre d’un jeu vidéo, et sans doute de façon plus intéressante que dans la finalité de l’exposition symbolique d’un film. Deux raisons à cette audacieuse hypothèse :

Le partage du Je : la réunion des deux arts maîtres

Le jeu vidéo réussit là où tout art a toujours échoué, en particulier ce bon vieux cinéma. Il réunit les arts représentatifs, symboliques, esthétiques, formels... et la littérature. N’évitons pas la comparaison de base qui déchira de sa fratricide ambition les deux médias populaires majeurs de ce siècle, Littérature et Cinéma. Combien de fois fut-il dit combien il était impossible de rendre de l’introspection littéraire par l’image. Combien de fois fut entendue la tirade du rapport si intime, personnel, quasi onaniste avec les pages reliées d’un ouvrage édité. Le livre nous touche différemment du film dans ce qu’il a d’exclusif à nos sens. Il semble alors soudainement évident que, déjà, les jeux vidéo remettent en question toute une partie de notre vision de l’art puisqu’ils marient diaboliquement les deux facettes d’une même pièce. Le jeu vidéo est aussi impersonnel que le cinéma dans ce qu’il a de populaire, de commercial, de spectacle extérieur et démonstratif. Il le deviendra encore plus avec le développement inévitable d’Internet. Il est même fédérateur, pourquoi pas vecteur de socialisation d’un certain point de vue. Il se pare sans cesse, et de plus en plus à mesure qu’il s’insère dans la société, de tous les attributs du spectacle collectif. Il se partage plus que jamais, et s’apprécie pourtant dans la plus complaisante des solitudes. Il renvoie invariablement à son ego, au rapport à soi, à la notion de progrès personnel, de personnification, d’appropriation, d’individualisation, d’épanouissement personnel... Le jeu vidéo est définitivement et radicalement une expérience dont notre ego est le vecteur capital.

Mais parlons donc plus précisément de littérature en son sein. Pour commencer, elle y est insérable physiquement, puisqu'elle était son unique moyen d’expression jusqu’à encore quelques années. La question de l’adaptation littéraire ne s’y posait alors pas puisque le média écrit s’y intégrait. C’est à une caractéristique bien particulière de la narration vidéoludique que l’on touche là. Un film ne permettrait pas de longs intermèdes écrits car il est esclave de sa densité et de sa mouvance perpétuelle. Le jeu, par sa nature personnelle et arythmique (il intègre par essence la pause, ne s’embarrasse d’aucune linéarité temporelle), peut s’adresser différemment à son public. Il peut s’émanciper des contraintes de temps ou de partage. Si cela lui permet en théorie de se plier à tous les caprices inhérents à la littérature, il en tire également la faculté de développer une narration sur la durée, et de l’installer chez le joueur comme le ferait un livre, de façon beaucoup plus impliquée certainement. C’est probablement en partie de cela que vient le potentiel affectif immense de certains jeux. Profitons de l’occasion pour rappeler que c’est ici un potentiel qui est étudié, et non une réalité de fait. Car plus qu’aucun autre art, les jeux vidéo doivent se découvrir et faire prendre conscience aux artistes de quelle manière ils doivent être apprivoisés. Ainsi, alors que la dimension narrative de la littérature peut trouver quelques échos dans la courte histoire du jeu audiovisuel, les illustrations d’une utilisation introspective ou théorique de celle-ci seront encore plus dures à dégotter. Il y a quelque chose de très excitant dans la nature inexplorée de ce vecteur culturel, et il serait dégradant de limiter son champ d’expression à son élasticité formelle, car plus que cela, le jeu vidéo est une histoire de sens.

Be Human... : le jeu comme enrichissement de nos sens

Tout est bien sûr question de sens, car un art se ressent avant tout. Les jeux vidéo permettent une interaction tout à fait nouvelle et immensément riche avec leur contenu artistique. Cela passe essentiellement par les notions d’espace et de durée qu’ils mettent en jeu. Quand un Zelda (malheureusement plus le dernier en date) nous installe dans un univers dont nous nous approprions les dimensions en le parcourant à notre guise et sans ellipse spatiale, il fait un travail bien particulier sur notre inconscient. Il crée un espace à la fois familier et artificiel auquel le joueur accorde, à mesure qu’il y passe du temps, une affection majeure. Il se surprendra même, plusieurs années plus tard, à idéaliser cette expérience comme il le ferait pour un souvenir d’enfance, comme il s’attacherait à l’odeur maritime d’un marché ou à la sensation délicate de la plante des pieds sur le sable mouillé d’une plage. Cet espace cohérent, formé de figures géométriques simplistes, épuré de détail, va de lui-même trouver un écho qui le solidifiera dans l’esprit du joueur. On peut alors parler légitimement d’un art de l’évocation spatiale ou de l’écriture ambiante.

Il est fondamentalement question, dans toute une catégorie de jeux vidéo dont je suis principalement client, d’ambiance et de toutes formes d’expérimentations autour de cette notion. A ce titre, l’utilisation vidéoludique de la musique montre bien comment ce vecteur peut renouveler les arts existants. On pourrait même penser dans un accès de présomption que c’est peut-être grâce à lui que l’on a pu découvrir l’aspect le plus puissant de la composition musicale. Comment se comporte une musique sur notre inconscient ? Comment les différents médias, dont surtout le cinéma en font-ils usage et en quoi le jeu altère-t-il radicalement cette fonction ? C’est très simple. Au cinéma, une musique est vite limitée, par traditionalisme, à un rôle d’accompagnateur dramaturgique, rythmique ou parfois didactique. C’est encore une fois la linéarité et le mouvement perpétuel d’un film qui contraignent la composition dans ses possibilités et ses ambitions. Les jeux vidéo ont eux aussi leur lot de cantonnements et de nivellements, mais ils placent par essence l’art de l’oreille sous des responsabilités bien plus excitantes. Une musique n’accompagne pas servilement l’action dans les jeux vidéo, elle est occupée à une tout autre tâche. La musique y détient la clé du lien affectif entre la réalité vécue et ressentie, autrement dit elle y matérialise l’illusion affective d’une perception fantasmée. Le temps et l’espace condensés parcourus objectivement dans un environnement virtuel prennent leurs dimensions complètes via le travail de la musique sur notre subconscient.

Concrètement, une musique associée à un lieu parcouru de long en large par le joueur (dans un RPG comme dans un jeu de plates-formes) va tout d’abord faire office de révélateur perceptif du cadre. Elle va éveiller en chaque joueur une extension de différentes évocations culturelles, tonales et spatiales qui développeront en lui un rapport « humain » avec le cadre visité et ainsi, surtout, une notion transfigurée du temps qu’il y aura passé. Ce temps passera en quelque sorte du statut de durée consommée à celui de « moment » passé, avec ce que cela comporte de souvenirs, de nostalgie et d’abandon immersif. C’est alors bien à une interactivité sensorielle inédite et capitale auquel le joueur est invité avec la musique. Celle-ci se substitue en quelque sorte à l’air d’un endroit pour, bien plus que bercer son auditeur, le placer dans un rapport affectif avec ce lieu, lui greffer une palette de sentiments qui lui donneront dans son inconscient l’épaisseur d’un souvenir réel. Il faut bien sûr citer en exemples les compositions de Nobuo Uematsu qui font bien plus que transporter le joueur dans des environnements attachants. Elles lui attachent, de leur sensibilité si particulière, le souvenir indélébile d’une époque, d’une Histoire, d’un parfum associé à un moment intemporel et unique. Plus que cela, elles incarnent, personnifient ce lieu en le liant irrémédiablement à une tonalité ensorcelante, de celles qui nous envahissent un soir d’hiver et nous remuent le cœur en nous laissant sonnés. Mais je m’égare. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la musique n’a jamais telle emprise sur nous, via le rôle qui lui est donné, que dans un jeu vidéo. C’est en tous les cas la proposition que l’on peut faire au regard de quelques mélopées définitives de Final Fantasy 6 ou encore de Uncharted Waters.

On pourrait aussi parler du rapport que le joueur développe avec l’architecture d’un niveau en 3D, ou des éléments rythmiques et chorégraphiques avec lesquels il doit jongler instinctivement. C’est donc la musique, le scénario, le design, l’éclairage, l’architecture, le symbolisme, le sensorialisme... qui nous sont proposés comme autant d’expérimentations nouvelles à partager avec une empathie sans égale.

Les jeux vidéo ne demandent qu’à être plus qu’un cercle d’amusement. Ils peuvent tendre vers la promesse d’une source infinie d’interactions artistiques et perceptuelles, s’épanouissant en un outil majeur pour l’être humain, primordial dans sa quête d’échappatoire et de curiosité. Ils peuvent commencer par être cette absolue fusion de tout art, cette réponse à toute nécessité narrative, ce Graal tant recherché que les gens ne savent pas voir à leur porte. L’immersion la plus totale, la plus impliquée, la plus active et éveillée avec l’art, voilà tout simplement ce que peuvent devenir les jeux vidéo si l’on s’en donne la peine.

Orioto
(24 novembre 2003)