Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par MTF (19 avril 2017) Mise en garde : Cet article traite d'un jeu d'horreur et les images l'illustrant, ainsi que les descriptions de certaines séquences, peuvent choquer certains et certaines. On évoque régulièrement l'inconséquence des parents quant au choix fait des jeux vidéo que parcourt leur progéniture. Trop souvent entend-on ces témoignages de bouts d'chou parcourant les rues de San Andreas ou les plages de Normandie, et les jeux vidéo d'action ou étiquetés comme « violents » de souvent défrayer la chronique et de revenir sur le devant de la scène à chaque terrible événement. Les discussions sont souvent houleuses concernant ce sujet, chaque partie ayant raison : les uns exigent une meilleure protection de l'enfance et, partant, une meilleure considération du système de réglementation qui, à l'image des films, segmente le public type de certains jeux en fonction de l'âge des participants. Les autres brandissent les nombreuses études qui établissent qu'il n'est aucun lien entre le jeu vidéo et la violence, réelle ou supposée, dont peuvent faire preuve les joueurs, et que même le plus jeune enfant sait faire la différence entre le réel et virtuel. Lubeo ! Lubeo te !Dans la première moitié des années 1990, le jeu d'aventure typé point'n click traversa une crise de grande ampleur. Alors qu'il s'agissait d'un des genres les mieux représentés dans le monde de la micro-informatique, le public commença à s'en détourner pour plus d'une raison. Une certaine lassitude peut-être, des aspérités de gameplay surtout firent que le renouvellement devenait de plus en plus difficile. Les jeux s'enfermaient dans des logiques étranges et leur difficulté, souvent arbitraire, rendait leur parcours douloureux. Si LucasArts avait d'autres cordes à son arc, Sierra On-Line, l'autre grande compagnie du temps, peinait à proposer autre chose que les mêmes histoires et leurs sagas, tout intéressantes étaient-elles, affichaient quatre, cinq, six épisodes où le changement se faisait rare.Ken et Roberta Williams, créateurs et directeurs de la compagnie, avaient alors des visions radicalement différentes de l'avenir du média. Ken voulait s'orienter vers des jeux davantage portés sur l'action ou la stratégie, et les rares titres produits par la compagnie et allant dans ce sens, tels Alien Legacy ou Battle Bugs, avaient été reçus avec un intérêt poli, mais sincère. Roberta Williams, créatrice majeure du genre du point'n click avec Mystery House, puis King's Quest, considérait au contraire que tout n'avait pas encore été fait et qu'il était un avenir pour les jeux d'aventure. Roberta Williams propose de développer une nouvelle licence mettant à profit le nouveau support CD-Rom alors en phase de démocratisation. À l'instar de Gabriel Knight 2: The Beast Within et son gameplay fondé sur des prises de vue réelles et la FMV (Full Motion Video), développé au long de la même période et qui sortira quelques mois après lui, Phantasmagoria emploiera de véritables acteurs filmés dans des décors bleutés, sur lesquels seront ajoutés ultérieurement des décorations et des effets de lumière. Le budget alloué était, à l'époque, très important pour un jeu vidéo : il fallut 4,5 millions de dollars (dont le tiers fut entièrement dévolu à la construction du studio d'enregistrement) pour mener à bien le projet. Le jeu final compte vingt-cinq acteurs, plus de cent lieux distincts, des effets spéciaux réalisés et par ordinateur, et par maquettes et autres maquillages et une musique orchestrale démentielle. Le thème principal du jeu, « Consumite Furore » (lien Youtube), est entonné par un chœur grégorien de 135 voix et l'intégralité de la piste sonore est du même tonneau. Le jeu s'étend ainsi sur 7 CD-Rom, ce qui est tout autant exceptionnel pour l'époque. Comment vas-tu, Adrienne ?L'histoire de Phantasmagoria prend place en Nouvelle-Angleterre, près de la côte Atlantique. Un photographe professionnel, Don Gordon, et sa femme romancière, Adrienne Delaney, achètent un vieux manoir pour quitter une ville qu'ils jugent par trop oppressante. La bâtisse, deux fois séculaire, appartenait à un original, le fameux magicien Zoltan qui était réputé dans toute la région. Après la disparition étrange de plusieurs de ses épouses, puis du magicien lui-même, la maison fut laissée à l'abandon et des rumeurs inquiétantes naquirent dans les bourgs alentours. Sans doute quelque chose vous a-t-il étonné dans le paragraphe qui précède, et je gage qu'il ne s'agit point des morceaux d'horreur, ou de gore, que j'y ai décrits. Le jeu vidéo, dès ses origines, flirte gentiment avec la violence et avec l'irrévérence ; plus rarement cependant parle-t-il d'amour et de sexe ou, du moins et lorsqu'il le fait, c'est sous le sceau de la vulgarité et de la grossièreté. On exhibe des poitrines généreuses, de longues jambes dénudées, les armures des princesses dévoilent plus qu'elles ne protègent et se réduisent souvent à un simple bikini, pour le bon plaisir des yeux du joueur que l'on se représente surtout comme un jeune homme, un adolescent, lubrique, libidineux et hétérosexuel. Mais si le jeu surprend également, c'est par les thèmes qu'il aborde, à nouveau très adultes. Certes, le fond du propos n'est jamais qu'une vague histoire de malédiction et d'esprits démoniaques comme le point de départ de l'aventure, fort stéréotypé, le laisse entendre ; mais à côté de cela, le jeu se risque à évoquer des questions liées à l'enfance et à la maternité, à l'amour et au sexe, dans ses formes les plus sincères comme dans ses moments les plus déroutants. La scène d'amour inaugurale entre Don et Adrienne n'est pas là pour exciter les folliculaires, même si la volonté de faire causer dirigea sans doute le crayon de Roberta Williams, mais pour construire la relation entre ces personnages qui, au commencement tout du moins, s'aiment sincèrement. Contrairement à ce que l'on voit souvent dans les jeux vidéo d'hier comme d'aujourd'hui, le sexe n'est pas ici une provocation mais une facette de la complexe nature humaine qui permet d'en apprendre davantage sur ce qui nous meut en tant qu'êtres sensibles. De mystère en confessionQuittons un instant ces considérations historiques, et revenons sur l'aventure. La cinématique passée, Don s'en va travailler pour retaper le manoir qui est depuis plusieurs années à l'abandon et nous prenons le contrôle d'Adrienne. Le jeu est graphiquement assez proche de Gabriel Knight II, l'autre grand modèle du genre, mais j'ai toujours trouvé sa technique plus assurée ici. Quand bien même certaines incrustations, et certains effets, trahiraient leurs artifices, l'inclusion dans les décors de Victoria Morshell, qui joue Adrienne, est assez bien réussie. Si les écrans modernes rendent mal la technique, l'effet sur un écran cathodique est bien plus convaincant et fonctionne inteligemment. L'interface est simplifiée au regard des autres jeux Sierra : en bas, plusieurs cases figurent l'inventaire d'Adrienne tandis que la zone interactive se situe dans la partie supérieure de l'écran. Un curseur permet de se déplacer et de manipuler les objets, une touche permet de les observer, mais rien de plus. Les décors sont grandiloquents, très impressionnants et riches en détails. Malheureusement, il y a souvent peu de choses à faire dans ceux-ci. Un clic sur un objet entraînera certes une réaction, mais elle sera la plupart du temps inutile à la progression : Adrienne s'assoit sur une chaise, rectifie sa coiffure dans un miroir, remet en place un bibelot. Elle ne fera quasiment aucun commentaire sur ce qui l'entoure ; certes, cela donne un cachet réaliste à cette aventure mais cela m'avait plongé à l'époque dans un abîme de perplexité. Phantasmagoria est un jeu qui se veut très contemplatif, trop, peut-être. Sans doute pour éviter de faire enfler des frais de production déjà élevés, les manipulations possibles des objets de l'inventaire sont rares, ces derniers sont même peu nombreux, tout au plus en transportera-t-on cinq ou six au grand maximum. En contrepartie cependant, les environnements peuvent s'explorer quasi librement, sans segmentation particulière. Sans guide ou solution, on explore alors les choses difficilement, et les fausses pistes sont nombreuses ; plutôt, l'on résout des problèmes qui prendront un sens nouveau ultérieurement, on débloque des portes derrière lesquelles l'on ne peut pour l'instant rien faire, on ramasse de rares objets que l'on ne peut pas encore utiliser, on collecte des indices qui ne seront déchiffrés que bien plus tard. Bientôt cependant, l'on progresse et l'on trouve un passage secret menant à une sorte d'autel de cérémonie, sur lequel se trouve un coffret verrouillé. Un tour de clé supplémentaire, voilà qu'un esprit s'en échappe et, quelques secondes plus tard, Don fait un malaise. Si le jeu avance tranquillement, voire est souvent lambin, il proposera des phases d'action plus inquiétantes à la fin de son aventure. C'est un changement de rythme qui surprend et qui n'est pas nécessairement déplaisant : la majorité de l'histoire se fait assez contemplative, on recueille des témoignages et on assiste à quelques flash-backs nous dévoilant le sort funeste des compagnes de Zoltan, mais au fur et à mesure l'action s'immisce. Don perd totalement la raison et finira par emprisonner Adrienne qui devra s'extirper de plusieurs pièges mortels et échapper à son ravisseur, tout en réagissant au quart de tour. Il n'est pas réellement de situations bloquantes, du moins, le jeu prend soin de nous confier les objets nécessaires à sa complétion peu avant ces tours de force. Si un échec nous oblige parfois à rebrousser chemin, la segmentation du jeu en chapitres, librement accessibles sur l'écran titre, nous permet de recommencer facilement une certaine séquence et de triompher à force de tentatives. Ce fut là également un choc me concernant. J'avais déjà pratiqué légèrement Mortal Kombat et j'avais quelques films d'horreur à mon actif, mais le viol était encore quelque chose dont j'ignorais tout. La scène ouvre le quatrième chapitre de l'aventure, et Don a déjà clairement montré des signes de démence, d'énervement et d'emportement. Dans la salle de bain, Adrienne, visiblement troublée par la tournure des récents événements, s'apprête pour la journée. Don l'enlace par derrière, lui embrasse gentiment le cou. Soudain, ses caresses se font plus pressantes et plaquant son épouse contre le mur, il retrousse sa robe de nuit et la force. Adrienne pleure, lutte comme elle le peut mais ne peut que subir la chose. Enfin, Don la laisse, dolente et prostrée, et nous assistons à la fin de la cinématique. Mais il y a davantage, je pense, car il s'agit ici d'un viol conjugal, sujet autrement plus tabou que l'idée du viol elle-même, déjà particulièrement délicate à aborder. Aujourd'hui encore, et contrairement à ce que nous disent les sociologues et les statistiques sur l'essence même de ce crime, le public a une représentation fantasmée du viol, celle d'un inconnu contraignant une femme dans un parking ou une ruelle, en pleine nuit, à l'abri des regards. Pourtant, il faut savoir que la plupart des viols est du fait de proches de la victime, d'amis de la famille ou de membres de la famille elle-même et qu'il peut y avoir viol entre époux, conjoints ou concubins. La reconnaissance du viol conjugal est tardive : en France ne serait-ce, il faudra attendre une première loi en 2006, et une seconde en 2010, pour entériner pénalement ce crime et faire voler en éclat la « présomption de consentement » qui avait alors cours dans les contrats de mariage. Jouer et se jouerCe quatrième chapitre est sans doute aucun le point névralgique de l'histoire et c'est là que Phantasmagoria devient un véritable jeu d'aventure. Jusqu'à présent, sa lenteur et son absence particulière de ligne directrice, sa candeur, en faisaient davantage une démonstration technique, certes réussie à son époque mais inévitablement creuse. Le jeu d'acteur, perfectible bien qu'honorable pour un jeu vidéo, la transformait en une sorte de « série B » qui se regarde sans contraintes, mais sans appétence non plus. Après cette scène du viol néanmoins, nous nous sentons bien plus investis dans l'aventure. La progression, également, s'accélère. Les pièces du puzzle commencent à s'imbriquer les unes dans les autres et tout commence à faire sens, de plus en plus fortement. Le jeu se déroule alors comme une aventure dans le sens plein du terme, la promenade devient chemin et l'on se sent véritablement embarqué dans la découverte des secrets du manoir. Si nous faisons abstraction de l'histoire et des différentes séquences que je viens de décrire, bref, de tout ce qui compose le caractère sulfureux de cette aventure qui défraya les chroniques du temps, peut-on considérer Phantasmagoria comme un bon jeu d'aventure ? Eh bien, je serai sans doute plus mitigé ici. Il a pour lui de solides arguments : sa technique est très aboutie, ses graphismes sont plaisants, son ambiance musicale est détonnante. Le jeu d'acteur est en revanche plus critiquable : si Victoria Morsell et David Homb (Don) sont assez justes, il leur arrive de cabotiner ; quant aux personnages secondaires, ils sont au mieux médiocres, au pire assez mauvais. Heureusement, l'écriture en huis clos leur accorde peu de temps devant la caméra et on s'amuse plus souvent de leurs frasques qu'ils n'énervent par leur approximation. Pour ainsi dire, il me semble que tout l'intérêt se soit concentré sur les décors et l'écriture et moins sur le gameplay en lui-même. Les environnements sont agréables à l'œil et les thèmes abordés, malgré le stéréotype de l'histoire originale, sont assez intéressants pour peu que l'on accepte d'aller au-delà de la violence (et du sexe) et que l'on fasse une double lecture des différents événements. Sans faire de la sociologie de bas étage, il me semble que l'on aurait là quelque chose d'atypique qui ferait volontiers penser aux thématiques de The Path, c'est-à-dire une écriture tout orientée vers le caractère féminin qui ne le réduit ni à la caricature, ni à la simplicité. Tandis que le jeu vidéo se plaisait et se plaît encore à nous faire diriger des héros sans peur et sans reproche, courageux et moralement indéfectibles, Adrienne est une héroïne très humaine dans ses réactions et ses pensées et ce bien qu'elle finisse par affronter des démons terribles et risque à tout moment d'être la victime d'un sacrifice expiatoire. Nous ne sortons pas indemnes d'une partie de Phantasmagoria. Ce jeu a laissé en moi, comme je le disais en introduction, une impression marquante et même sans avoir tout saisi, jadis, de son propos, il m'aura offert une vision moins stéréotypée, plus complexe, des relations humaines et des relations amoureuses surtout. Quelque part, j'ai fait une partie de mon éducation sentimentale par son intermédiaire et même si je renâclais devant la facilité de ses énigmes ou le ridicule de certaines répliques et que je détournais gentiment les yeux lors des phases les plus gores pour les rouvrir, chafouin, au moment où le couperet s'abattait, je comprenais avoir devant moi un jeu atypique qui aspirait à être davantage qu'une quête de pirate des Caraïbes ou de chevalier de contes de fée. Sources, remerciements, liens supplémentaires : L'article est disponible en lecture à voix haute, avec commentaires de l'auteur, sur cette page (lien extérieur) ou via le lecteur suivant : Un avis sur l'article ? Une expérience à partager ? 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