Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Simbabbad (08 août 2021)
Rogue Legacy est plus qu'un excellent jeu, c'est un symbole, voire un cas d'école : non seulement il a contribué à construire et à populariser un nouveau genre qui s'est immédiatement imposé en bouleversant certains dogmes vidéoludiques, mais en plus de cela, il incarne parfaitement (graphismes, philosophie ludique, ton, parcours du studio de développement) une période charnière, celle de la vague rétro. Quand on s'intéresse à l'histoire du jeu vidéo, il est assez facile d'établir et de recouper les dates de sortie des jeux, les diverses étapes de production d'un projet, la biographie générale des développeurs ou des producteurs, etc. On peut ainsi reconstituer qui a inventé quoi, les généalogies de genres, et ainsi de suite. Il est en revanche beaucoup plus difficile de retranscrire les évolutions plus globales et plus diffuses, comme les grands mouvements vidéoludiques ou les changements de mentalités. La vague rétro fait partie de ces évolutions : alors que l'essor du jeu vidéo en 3D a été copieusement documenté et analysé, il y a très peu de réflexion sur la réapparition vers 2010 de la 2D, des gros pixels, des logiques old school et d'une certaine vision occidentale du game design - ces éléments se sont très vite normalisés et se fondent aujourd'hui dans le paysage, alors qu'historiquement, leur retour constitue un revirement spectaculaire. Tout remonte à la génération de la Wii, de la Xbox 360 et de la PS3, ou plutôt, de la Wii d'un côté, et de la Xbox 360 et de la PS3 de l'autre : alors que la Xbox 360 et la PS3 poursuivaient en effet la course à la puissance et la recherche du réalisme commencées dans le jeu vidéo à la fin des années 1980, la Wii, derrière une façade d'innovation avec ses contrôles par mouvements, se construisait déjà par opposition à cette évolution en se revendiquant quasiment comme une console rétro, cf. sa puissance limitée, sa console virtuelle, ses jeux à l'ancienne et sa manette émulant un pad NES quand on la tient sur le côté. Mais Nintendo n'a pas été aux sources du phénomène "rétro" : dès 2004, deux ans avant la Wii, Microsoft s'était déjà intéressé aux expériences "rétro" avec la création du Xbox Live Arcade, qui allait proposer dès la première Xbox des portages de vieux jeux ainsi qu'une poignée de nouvelles expériences typées "arcade" (Mutant Storm, par exemple) ; et avant cela encore, le phénomène du rétro avait déjà commencé à s'épanouir sur PC grâce aux développeurs indépendants - et, même s'il aura à terme irrigué tout le marché vidéoludique, on ne peut que constater que ledit phénomène sera resté avant tout typique du PC, notamment sous Steam. Il ne faut jamais oublier qu'entre le milieu des années 1990 et la vague rétro, la 2D était considérée comme un reliquat du passé, sans même parler du pixel art. L'avenir semblait appartenir tout entier à la 3D et à des univers toujours plus détaillés, toujours plus immersifs, toujours plus réalistes, avec un ton toujours plus "mature" voire sombre. Même sur une console portable comme la GBA, les graphismes digitalisés à la façon de Donkey Kong Country sont progressivement devenus plus fréquents pour faire oublier la nature 2D du support ; et le milieu journalistique dans son ensemble, à l'annonce de la Nintendo DS (de loin le plus gros succès de Nintendo), lui prédisait un futur catastrophique au prétexte principal que ses capacités 3D étaient bien trop limitées. Évidemment, il restait malgré tout de nombreux joueurs qui se désolaient de cette évolution (l'auteur de ces lignes inclus), mais ils n'étaient guère représentés dans l'industrie du jeu vidéo en dehors de Nintendo, qui avait par ailleurs ses propres particularités pouvant rebuter certains, et était de toute façon considéré comme un acteur déclinant... dans un tel contexte, on pouvait donc craindre à moyen terme la disparition pure et simple du jeu en 2D (que ce soit le rendu graphique ou la logique de gameplay), ainsi que celle de tout gameplay minimaliste, court ou difficile basé sur l'adresse, le scoring ou la performance - voire même, au long terme, l'effacement puis l'oubli de tout le patrimoine vidéoludique antérieur à la généralisation de la 3D. Alors, d'où vient cette fameuse vague rétro ? Comme on l'a vu dans l'article sur la série Bit. Trip, l'enracinement du phénomène "rétro" sur PC remonte à l'essor des émulateurs sur ces machines au début des années 2000, donnant libre accès à la ludothèque des anciennes consoles, vieux micro-ordinateurs et autres bornes d'arcade. On pourrait argumenter que le succès de ces émulateurs, lié à la démocratisation d'Internet lors de cette même période, a justement causé ce qui était dénonçé plus haut, à savoir le sentiment qu'un jeu rétro "devrait" être gratuit, mais il faut bien comprendre ici que la vague rétro est indissociable de la liberté permise par le PC à comparer des consoles. Je me permets ici de citer mon propre exemple : sans l'émulation, jamais je n'aurais découvert l'univers des consoles, ayant grandi avec les micro-ordinateurs (Oric 1, Amstrad CPC puis Amiga) et jouant sur PC au début des années 2000. Grâce à l'émulation, j'ai notamment découvert Nintendo et ai aussitôt acquis une GameCube, puis, à la génération suivante, une Wii et une Xbox 360. Une fois solidement constitué, ce réseau underground tournant autour de l'émulation a naturellement été le vecteur idéal pour aider les premières nouvelles expériences "rétro" à se faire connaître, d'autant que celles-ci étaient au départ presque systématiquement gratuites : Steam n'a commencé à exister que fin 2003 et, comme on l'a dit, la première forme du XBLA remonte à 2004, il n'y avait donc début 2000 que peu de possibilités de vendre un jeu indépendant, surtout que les gens n'étaient alors pas prêts à utiliser une carte de crédit sur Internet en toute confiance - et encore moins pour ce type d'offre. Les premières nouvelles expériences "rétro", qui ont anticipé la vague rétro, peuvent être classées en quatre grandes catégories :
Jusqu'à la vague rétro, ces jeux étaient invisibles pour un joueur qui se serait contenté de suivre l'actualité du jeu vidéo par le biais exclusif de la presse professionnelle et de la communication des constructeurs et éditeurs. Pourtant, pendant ou après la vague rétro, tous les jeux gratuits cités en exemple ci-dessus sont ressortis en version payante sur PC et consoles, que ce soit en étant remaniés en profondeur ou en étant retouchés à la marge (style graphique, options et niveaux supplémentaires) - et ce que l'on a cru un temps indigne d'être rémunéré s'est alors très bien vendu... Quand la vague rétro a-t-elle déferlé exactement ? Le trait distinctif de la vague rétro n'est pas l'existence de nouveaux jeux "rétro", car ceux-ci, comme on l'a vu, n'ont jamais vraiment cessé d'exister, il s'agit plutôt du changement de perception des jeux "rétro" auprès du grand public et de l'industrie du jeu vidéo, passant du mépris à l'engouement (et même à l'effet de mode) pour enfin virer à la banalisation. Geometry Wars : Retro Evolved est sorti le même jour que la Xbox 360 et son Xbox Live Arcade, le 22 novembre 2005. Comme on l'a vu dans l'article sur Force de Défense Terrestre 2017, la génération de consoles qui a commencé ce jour-là a été très particulière, puisque c'était la première fois que l'on a pensé pouvoir s'affranchir de la stylisation dans le jeu vidéo grâce à la nouvelle puissance des machines, qui devait permettre un réalisme visuel et ludique auparavant inaccessible. Geometry Wars : Retro Evolved, comme les jeux cités plus haut, est en quelque sorte la version améliorée et payante d'un jeu qui avait auparavant été distribué gratuitement (en bonus dans Project Gotham Racing 2 sur la première Xbox). Sur le fond comme la forme, il est très proche de Black Widow de Atari (1982), jeu d'arcade aux graphismes vectoriels : on se déplace avec le stick gauche, on tire avec le stick droit, et on doit survivre à des vagues ennemies successives afin d'obtenir le meilleur score possible ; mais malgré 23 ans d'écart, Geometry Wars : Retro Evolved n'est pas plus élaboré ou plus riche que Black Widow, c'est en fait l'inverse : dans le jeu de Atari, il y avait des niveaux offrant chacun des arènes et des vagues ennemies distinctes, ainsi que des comportements ennemis très différents et des mécaniques de scoring variées (éléments à ramasser ou à pousser hors de l'arène), alors que dans Geometry Wars : Retro Evolved, il n'y a qu'une seule arène et un déroulé unique se répétant encore et encore. Compte tenu du contexte plutôt hostile au rétro décrit plus haut, le jeu aurait donc dû, comme tant d'autres avant lui, être étiqueté avec les qualificatifs habituels : "archaïque", "basique", "répétitif", etc. - mais il n'en a rien été : il a soulevé l'enthousiasme, y compris chez les critiques habituellement les plus sévères. Cette étape de compromis, où le gameplay rétro était toléré sous conditions et où les jeux concernés étaient souvent considérés comme de courtes distractions entre deux "gros" titres immersifs vendus en boîte, allait plus tard évoluer en une pleine et franche acceptation du rétro grâce à Megaman 9, sorti le 22 septembre 2008 sur WiiWare puis distribué sur PSN et XBLA. Si on ne devait en nommer qu'un, Megaman 9 serait le jeu à citer pour situer la déclenchement exact de la vague rétro. Alors que Megaman 8 sur PlayStation, en raccord avec la mentalité de l'époque, avait fait tout son possible pour rappeler un dessin animé, Megaman 9 non seulement se contente de ressembler à un jeu NES pixel par pixel (jusqu'aux clignotements de sprites), mais son gameplay remonte même dans la série à Megaman 2 (1988) puisqu'il n'y a ici ni le mouvement de glissade de Megaman 3, ni le chargement du canon de Megaman 4 (note : pour plus de précisions, voir l'article sur la série Megaman). Tous les ingrédients d'une renaissance étaient donc réunis : en presque dix ans, une scène favorable à la 2D, au old school et au gameplay "arcade" s'était solidement constituée sur PC et Internet ; de jeunes développeurs s'étaient fait connaître avec des jeux gratuits leur ayant permis de construire tout un réseau d'initiés ; les joueurs déjà passionnés par le rétro avaient vu leur inclination se renforcer grâce à cette scène indépendante alors que les autres avaient fini par se lasser des "jeux de guerre marrons et gris", comme on se plaisait souvent à caricaturer le gros de la production en boîte sur consoles dites "HD" ; l'achat de jeux en ligne s'était progressivement sécurisé et banalisé sur PC comme sur consoles avec un large éventail de prix possibles - et voilà que Capcom achevait de lever avec Megaman 9 les dernières réticences que l'industrie et les joueurs pouvaient encore garder contre le rétro, redéfinissant par là même ce qui était, pour reprendre une expression courante à l'époque, "acceptable de nos jours". Auparavant perçu comme un vieux carcan désuet, le rétro est ainsi devenu une expérience moderne et transgressive : on avait là une demande de jeux plus courts, plus directs, plus amusants et plus durs, de jeunes auteurs et des éditeurs prêts à fournir l'offre correspondante, des réseaux de distribution idéaux pour connecter la demande avec l'offre, et Megaman 9 a servi de validation, de coup d'envoi, de légitimation à ce mouvement. Comme dit plus haut, les jeux "rétro" gratuits les plus marquants (ou quasi gratuits, comme Aban Hawkins & the 1000 SPIKES) sont pendant ou après le déferlement de la vague rétro tous ressortis en version payante ; le succès spectaculaire de jeux comme VVVVVV, Super Meat Boy, Fez, Hotline Miami, évidemment Rogue Legacy ou Shovel Knight a bien sûr accéléré les choses, entraînant dans la vague rétro d'autre grands éditeurs que Capcom ou Namco (ce dernier s'étant splendidement illustré en sortant Pac-Man CE plus d'un an avant Megaman 9), par exemple Nintendo (NES Remix) ou SEGA (Sonic Mania)... Au-delà du rétro pur et dur, il faut aussi inclure dans ce retournement historique tous les jeux de cette période qui sont revenus à un gameplay typé old school sans l'apparence stricte du rétro, notamment de nombreux jeux Nintendo sur Wii : Metroid Other M, Donkey Kong Country Returns, New Super Mario Bros. Wii, Wario Land : the Shake Dimension, Punch-Out!!, etc. ne sont pas en pixel art, et certains ne se jouent même pas rigoureusement en 2D, mais ce sont des jeux philosophiquement "rétro" qui n'existaient pas du temps de la GameCube (le seul jeu comparable sur cette console serait Donkey Kong Jungle Beat). Aujourd'hui, on peut donc dire que la vague rétro est achevée, disons depuis 2014, année du triomphe de Shovel Knight ; pas dans le sens où la vague serait venue puis repartie sans laisser de trace, mais dans le sens où les bouleversements structurels et philosophiques qu'elle aura apportés à l'art vidéoludique passent aujourd'hui pour des évidences : le pixel art est maintenant un style artistique comme un autre, la 2D est un espace ludique aussi légitime que la 3D, et un jeu typé "arcade" n'est pas forcément jugé inférieur à un autre plus "immersif", certains jeux cumulant d'ailleurs allègrement les deux qualités. On a déjà parlé de renaissance pour décrire ce mouvement, et le phénomène est en effet comparable à la Renaissance en tant que période historique : dans les deux cas, on renoue avec son passé pour réinventer le présent et construire l'avenir. On peut en fait considérer que c'est au moment de la vague rétro que le jeu vidéo est devenu un véritable art mature : en cessant de mépriser ses origines, en modérant son obsession pour le cinéma, et en utilisant le retour aux sources pour mieux se remettre en question afin de créer des formes nouvelles... Et à ce sujet, il est grand temps, ce petit historique terminé, d'évaluer la nature des jeux qui ont fait la vague rétro : s'agit-il, comme pour plusieurs titres déjà cités, seulement de reprises de formules passées et éprouvées, ou ces jeux sont-ils plus modernes qu'on ne pourrait le croire ? Quand on examine de près cette période, on voit en fait assez peu d'expériences littéralement "rétro", et c'est ce que l'on va maintenant voir par le biais de divers exemples - et tout particulièrement, bien sûr, celui de Rogue Legacy...
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