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Les Souls de From Software
Analyse des jeux Demon's Souls, Dark Souls, Dark Souls II, Dark Souls III et Bloodborne
Par Laurent (05 janvier 2015)

"Les Souls de From Software", c'est imprécis et ça ne sonne pas très bien mais difficile de trouver mieux. Cet article concernera un groupe de jeux similaires dans l'esprit et les mécanismes, dans lequel il faut inclure pour l'instant Demon's Souls, Dark Souls et Dark Souls II, auxquels Bloodborne s'ajoute depuis 2015. Développés par le studio japonais From Software, ces jeux n'ont pas tous le même éditeur et ne constituent pas une licence.

Par Laurent (janvier 2015), JPB (juin 2020) et MTF (janvier 2024)

Prologue

Imaginez un jeu dont chaque instant vous donnerait la sensation d'avoir affaire à un jeu vidéo, et rien d'autre. Un jeu qu'on ne pourrait décrire ou évaluer qu'en des termes inapplicables à d'autres domaines, comprendre qu'en y jouant. De tels jeux existent encore. Prétendre que tous sont bons et qu'il ne faut s'intéresser qu'à ceux-là serait déplacé, mais ce sont eux qui paraissent le mieux à même de rendre vertueuse la pratique de ce loisir. Entendons par là que l'on puisse faire preuve manette en main de discipline, d'humilité, d'audace, de débrouillardise, de patience, de curiosité ou même de créativité.

Tout cela n'est possible que dans le cadre d'une expérience entièrement structurée autour d'un gameplay et de diverses interactions, qu'il s'agisse du rythme, de la progression au sein d'une suite d'épreuves ou du déploiement d'un univers virtuel. Les sensations qui en résultent sont d'autant plus fortes que l'apport du joueur est prépondérant à chaque étape, qu'il réussisse ou échoue. Et si l'affaire est bien menée, elle peut se conclure par une victoire sur le jeu, mais aussi sur soi-même. Les Souls de From Software proposent ce type d'expérience. Ils le poussent même dans ses derniers retranchements, sans pour autant en appeler à un game design épuré ni manquer d'impressionner par leur réalisation.

Origines

C'est en 1986 qu'est créé From Software, basé à Tokyo. Au départ spécialisée dans les logiciels professionnels, l'entreprise se lance dans le jeu vidéo en 1994. Sony, qui prépare la sortie de la Playstation, accueille alors à bras ouverts les studios intéressés par un partenariat.

La console est mise en vente au Japon le 3 décembre. Moins de deux semaines plus tard sort le premier jeu de From Software, King's Field, un des premiers à proposer des graphismes entièrement en 3d polygonale, quoique très rudimentaires (on n'est qu'au début du développement sur PS1). Il s'agit d'un RPG de type dungeon crawler en vue subjective, premier d'une série de quatre, où les combats et déplacements se font en temps réel. L'influence des jeux PC de l'époque y est sensible : on pense à Heretic, Lands of Lore et surtout Ultima Underworld qui date de 1992 mais que les Japonais ont découvert fin 93 avec les versions FM-Towns et PC-98.

King's Field

King's Field se déroule dans un royaume nommé Verdite, plongé dans les ténèbres depuis que des membres de la famille royale se sont essayés à la magie noire. Le héros John Alfred, fils du capitaine de la Garde Royale, part à la rescousse de son père qui n'est jamais revenu d'une chasse aux monstres dans des catacombes. Le joueur est ainsi plongé dans les cinq niveaux d'un donjon peuplé d'ennemis qui se combattent au corps-à-corps ou avec des sorts. Le gameplay, rythmé par des jauges dont on doit attendre le rechargement après chaque attaque, demande une observation attentive de ce que fait l'ennemi pour pouvoir toucher sans être contré. Plutôt lents, les déplacements sont binaires car pensés pour le pad Playstation originel dépourvu de sticks analogiques jusqu'en 1997. Pour viser, le joueur doit alterner entre la croix directionnelle qui fait tourner la caméra et les boutons L1 et R1 qui la déplacent latéralement (strafe).

Dans les King's Field l'exploration est difficile, très peu guidée. Le joueur doit capter, mémoriser et combiner de nombreuses informations sur son personnage et son environnement pour prendre les bonnes décisions, débloquer de nouvelles zones, améliorer son équipement et progresser. Perdu et très souvent tué au départ, il s'approprie peu à peu le gameplay, gagne en puissance et finit par défier le boss final en toute confiance. L'immersion qu'il ressent est étroitement liée à l'action, non à la narration qui reste en arrière-plan. Ces jeux sont de l'avis général les ancêtres des Souls. Outre une manière comparable de mettre le joueur à l'épreuve, plusieurs choix de game design poussent à faire le rapprochement : marchands et forgerons rencontrés en pleine zone hostile, restrictions sur les sauvegardes, clés à usage unique, ennemis qui tuent en deux ou trois coups, dégâts physiques variables en fonction du mouvement qu'effectue l'arme...

King's Field II

King's Field n'est sorti qu'au Japon. Fin 95, sa suite King's Field II a été traduite pour les USA et l'Europe sous le titre King's Field, puisque le jeu précédent était inconnu sur ces territoires. À partir de là, la version japonaise de chaque épisode conserve un numéro d'avance. King's Field II reprend le gameplay du premier volet en y ajoutant la possibilité de se déplacer un peu plus vite, mais la formule reste à peu près la même, privilégiant les enchaînements de couloirs, souterrains et escaliers. L'action se situe dans une île où le personnage dirigé, nommé Alexander, recherche l'Épée du Clair de Lune, arme qu'on retrouvera dans les Souls bien que ceux-ci se déroulent dans d'autres univers. On note également que le personnage dirigé dans l'épisode précédent est devenu Roi, avant de succomber son tour à une force maléfique obligeant un jeune héros à partir à l'aventure. Ce cycle, présent dans les King's Field, est une thématique identifiée des deux Dark Souls.

King's Field III

King's Field III (II pour les USA, pas de sortie européenne cette fois) est le dernier épisode à sortir sur PS1, en juin 96. L'histoire met toujours en vedette la fameuse Épée du Clair de Lune retrouvée dans l'épisode précédent, mais brisée depuis. De nouveau sous l'emprise des ténèbres, le Roi Alfred est maintenu prisonnier dans son château par une force qu'alimente l'âme d'Alexander, héros de King's Field II. Le prince Lyle va devoir reforger l'Épée et obtenir de quatre puissants mages les pouvoirs qui lui permettront de vaincre son père et libérer Verdite... Cet épisode marque deux évolutions notables : des extérieurs à explorer et une bonne vingtaine de NPC au background bien défini. Mais le gameplay est dans la continuité, de même que l'ambiance, très sombre.

Après cette trilogie, From Software a lancé sur PS1 deux séries importantes des années 90 qui se sont poursuivies sur Playstation 2 et d'autres systèmes : les Armored Core, simulations de pilotage de robots (une quinzaine de jeux entre 1998 et 2013) et les Tenchu, jeux d'infiltration où l'on incarne un ninja (11 titres entre 1998 et 2010). Deux spin offs de King's Field sont également à signaler, Shadow Tower (1998, PS1) et Shadow Tower: Abyss (2003, PS2) ainsi qu'en 2001 un quatrième King's Field sur PS2, sans lien narratif avec les précédents. From Software s'est aussi fait remarquer avec de très bons RPG d'approche japonaise comme Lost Kingdoms 1 et 2 (Game Cube, 2002-2003, vendus en France sous le titre Les Royaumes Perdus) et Enchanted Arms (2006, Xbox 360/PS3).

Travaillant souvent avec les éditeurs Namco (ou Bandai-Namco), Sega et Sony, From Software s'est imposé comme un studio appliqué et sérieux attendant le même comportement de la part des joueurs, avec des jeux qui offrent de nombreuses heures de plaisir pour peu qu'on ne les prenne pas à la légère. Des jeux assez disparates dans leurs ambitions techniques, tantôt magnifiques (Murakumo et les deux Otogi sur Xbox) tantôt assez laids (Chromehounds sur Xbox 360), mais qui répondent tous aux critères généralement cités pour définir le core-gaming.

Takeshi Kajii et Hidetaka Miyazaki

En 2007, Takeshi Kajii, producteur pour Sony, amateur de Dark Fantasy en général et des King's Field en particulier, contacte From Software en vue de créer un RPG exclusif à la Playstation 3. Le développement durera deux ans, sous la direction de Hidetaka Miyazaki, considéré aujourd'hui comme le père des Souls et seul membre de From Software à avoir été quelque peu médiatisé. Un nouveau King's Field est d'abord envisagé, mais Sony préfère lancer une nouvelle licence. Le projet deviendra Demon's Souls.

Miyazaki, entré chez From Software en 2004, n'a travaillé jusqu'ici que sur des Armored Core, mais il n'a pas oublié les nombreuses heures passées dans sa jeunesse sur les Fighting Fantasy de Ian Livingstone et Steve Jackson (en VF les Livres dont vous êtes le héros, collection Défis Fantastiques), leur capacité à susciter l'évasion malgré une écriture peu descriptive et un scénario en filigrane. Son idée est de proposer une expérience fondée sur le plaisir de progresser, sans but clairement défini et en s'adaptant constamment à des règles. Celles-ci sont donc établies en premier lieu, avant que les artistes et scénaristes se mettent au travail. C'est ainsi que tout ce qui particularise Demon's Souls sur le plan ludique, en particulier ses fonctions en ligne nécessitant des serveurs dédiés, est soumis très tôt à l'approbation de Sony qui se montre réticent : difficile de faire admettre à un éditeur qu'un RPG dépourvu d'un mode online distinct de la campagne solo, et qui ne sera pas présenté comme massivement multjioueur avec abonnement à la clé, ait besoin de serveurs...

Le jeu est montré au Tokyo Game Show en octobre 2008. Malgré une qualité graphique à des années-lumière des King's Field, il ne convainc pas les journalistes présents. Ils lui reprochent des ralentissements fréquents, ce qui n'est pas très grave car la version essayée n'est qu'une "pré-Bêta", mais surtout semblent penser, devant la difficulté du jeu et sa manière de renvoyer le joueur en début de zone à chaque mort, que le gameplay n'est pas finalisé, alors qu'en réalité il l'est depuis longtemps... Un célèbre site français termine même sa preview ainsi : "Bref, il va vraiment falloir que From Software élève le niveau d'ici à la sortie pour que Sony ne soit pas victime d'un cadeau empoisonné. Le jeu est annoncé pour 2009, c'est au moins ça de rassurant."

Finalement, grâce au soutien de Takeshi Kajii le projet est mené à bien, mais Sony n'envisage pas de le commercialiser au delà du marché asiatique. Le jeu sort le 3 février 2009 et se vend à 40.000 exemplaires la première semaine. Ce n'est pas exceptionnel mais il faut rappeler qu'à cette époque la PS3 est supplantée au Japon par les consoles portables (dont la PSP). C'est alors qu'intervient Atlus, développeur/éditeur en activité depuis 1986 à qui on doit entre autres les RPG de la série Megami Tensei. Sa branche américaine s'est spécialisée dans la localisation de jeux japonais dits "de niche" comme Disgaea, Odin Sphere ou Tactics Ogre. À l'E3 2009, Atlus USA annonce la distribution de Demon's Souls sur le territoire américain avec une date de sortie fixée au 6 octobre.

Pendant ce temps, le jeu devient un petit phénomène du web grâce aux retours des joueurs occidentaux sur la version japonaise (jouable en anglais). Un Wiki est mis en place et s'enrichit de plus de 1000 pages remplies avec le plus grand sérieux. Sur les forums, certains décrivent un jeu impossible à lâcher, quelque chose comme la réunion au sein d'un même Blu-Ray de tout ce qui manque aux grosses productions sur Xbox 360 et PS3... En avril 2010, on apprend que Namco Bandai distribuera Demon's Souls en Europe et en Australie, où il sort finalement le 25 juin. Il s'en vendra au total 250.000 exemplaires, justifiant la mise en chantier d'un seconde épisode avec un plan de lancement plus ambitieux et une sortie mondiale.

Passons rapidement sur les évènements qui suivent les étapes habituelles de la success story vidéoludique : préférant travailler avec Atlus et Bandai-Namco sur une suite spirituelle située dans un univers différent et développée à la fois sur Playstation 3 et Xbox 360, From Software abandonne la licence Demon's Souls. Dark Souls, toujours supervisé par Hidetaka Miyazaki, sort ainsi en octobre 2011 sur tous les territoires. Moins d'un an plus tard (été 2012), une version PC est commercialisée suite à des demandes insistantes de joueurs, notamment par une pétition en ligne. Baptisée Prepare to Die, elle propose du contenu inédit qui sera ensuite proposé comme extension aux versions console. Après 18 mois, le jeu totalise environ 2.3 millions d'exemplaires vendus. Dark Souls II est annoncé fin 2012 et arrive sur les étals en avril 2014, simultanément sur PS3, X360 et PC. Trois extensions sortent l'été suivant.

En mai 2014, From Software est racheté par Kadokawa Corporation (un holding regroupant une trentaine d'entreprises multimédia), et Hidetaka Miyazaki en est nommé président. On pense d'abord que c'est pour cette raison qu'il n'a participé que de loin à de Dark Souls II mais la réalité est tout autre. Toujours très impliqué dans le développement, il est au travail sur une nouvelle licence qui marque le retour à une collaboration avec Sony : Bloodborne, exclusif à la Playstation 4.

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