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L'histoire romancée du fameux studio, d'avant sa naissance et la rencontre de ses créateurs à sa triste fin...
Par François (16 décembre 2013)

Dans la jungle du jeu vidéo

Mars 1981. Dans un game center de Kinshicho (Sumida-Ku, Tokyo), deux adolescents consacrent leur après-midi à sauver le monde d'une invasion extraterrestre. À tour de rôle, ils prennent les commandes de l'unique vaisseau capable de contrer les envahisseurs ; une imposante pile de pièces de cent yens témoigne de leur acharnement à s'acquitter de la mission avant la fin de la journée. Qui sait, ils n'auront peut-être plus jamais l'occasion de remettre la main sur ce jeu fantastique en location test : Pleiads.

Pleiads, le jeu par lequel tout a commencé...

Tous deux se connaissent depuis le collège et poursuivent leurs études dans le même lycée de Sumida-Ku. Leurs noms ? Ryuichi Nishizawa et Michishito Ishizuka. Un duo tout en contraste, comme souvent. Michishito y fait figure de tête pensante : passionné d'informatique, il profite des ordinateurs du club de physique pour perfectionner en autodidacte sa maîtrise du langage assembleur. Le TK-80 de NEC et l'Apple II sont ses territoires d'exploration privilégiés. Et puis il y a Ryuichi, un rêveur, bien qu'il poursuive le même cursus scientifique que son ami. Son truc à lui, c'est le dessin : il consacre une bonne partie de son temps libre à reproduire sur papier quadrillé les vaisseaux entrevus dans les jeux d'arcade, tel l'astronef de Scramble. Et songe à ce que pourrait donner un shoot'em up avec de pareils vaisseaux en trois dimensions ; ce n'est qu'une question de temps avant de voir apparaître de tels jeux, il en est persuadé : après tout, il n'y a qu'à voir le gouffre séparant un Scramble d'un Space Invaders, en l'espace de seulement trois années. Qui sait ce que la technologie du futur permettra d'accomplir ?

Space Invaders (1978) et Scramble (1981) : quand la notion de « gap » technique prenait tout son sens.

Mais il y a un temps pour tout. Un temps pour rêver devant les jeux et la planche à dessin, et un temps pour la réalité. Michishito et lui ont tous deux dix-sept ans ; le lycée touchant bientôt à sa fin, il va falloir songer à s'orienter. À la vue de ses compétences limitées en programmation, Ryuichi envisage déjà de rejoindre une école de dessin industriel, comme tant d'autres avant lui. À défaut d'une véritable passion, ce serait un choix de carrière honorable. Une seule interrogation : pourra-t-il se contenter de cette vie ordinaire ? Ryuichi et Michishito sont en effet unis par la même certitude, celle qu'il est en train de se passer quelque chose d'incroyable avec ces drôles de machines sur lesquelles ils passent une bonne partie de leur temps libre, quitte à se faire réprimander par les parents. Tous deux sentent que Space Invaders a engendré un phénomène inédit et durable au Japon, dépassant le simple feu de paille : il n'y a qu'à voir le triomphe du jeu de Namco sorti l'année dernière et l'impact de cette curieuse boule jaune, ce Pac-Man à l'origine d'une véritable folie. Oui, il se passe quelque chose d'extraordinaire et ils veulent en être. Or, ce jour-là, concentrés qu'ils sont sur Pleiads, ils ne se doutent pas qu'ils vont avoir l'opportunité de vivre leur rêve...

La salle où se déroule le location test de Pleiads appartient à l'éditeur Tehkan. Fondée en 1964 sous le nom Teikoku Kanzai, la société s'est d'abord spécialisée dans la fourniture d'équipements de nettoyage et la maintenance d'immeubles, avant de se tourner en 1977 vers le créneau du divertissement, avec la fabrication et la vente de machines telles que des UFO catchers et autres pachinkos. Nouveau venu sur le marché de l'arcade, Tehkan veut assurer sa réussite, n'hésitant pas pour cela à faire appel à des chasseurs de têtes s'attaquant aux concurrents en débauchant leurs cadres ; Universal, qui s'était fait un nom avec Mr DO, est le premier rival à faire les frais de cette stratégie impitoyable avec le départ de la moitié de son équipe créative. Le produit de la razzia, Pleiads, a tout de l'arme fatale pour séduire les joueurs ; le location test n'est ici qu'une simple formalité destinée à affiner les derniers paramètres du jeu, faire en sorte qu'il ne soit ni une promenade de santé, ni d'une difficulté frustrante au point d'en décourager les meilleurs joueurs.

Le découpage de l'action en plusieurs tableaux est l'une des grandes réussites de Pleiads : après avoir repoussé la vague d'envahisseurs, le joueur contre-attaque jusqu'à la destruction de la base ennemie et doit ensuite poser son appareil.

Absorbés par le jeu, Ryuichi et Michishito n’ont pas le temps de prêter attention aux spectateurs les entourant. Pourtant, parmi ces derniers figure un observateur un peu particulier : ce n’est ni un joueur curieux, ni même un responsable du location test, alors qu’il travaille lui aussi pour Tehkan en tant que section manager. Son nom est Naoya Harano et, un jour, ce sera le fondateur d'Atlus. Pour l'heure, Naoya est loin d’envisager la création de sa propre société. Il a d’autres soucis en tête : ses supérieurs lui ont confié la délicate mission de recruter toujours plus de petits génies en informatique afin de garnir les rangs de la société. Plus facile à dire qu’à faire. Naoya fait face à deux obstacles : le premier d’entre eux est qu’en raison du boom des jeux d’arcade, de nouveaux concurrents affluent chaque jour sur le marché et s’arrachent les quelques programmeurs compétents encore disponibles. Son second problème est que les métiers du jeu vidéo sont mal perçus : nombre de programmeurs talentueux préfèrent passer leur tour pour s’orienter vers des carrières plus conventionnelles — à la fois mieux rémunérées sur le long terme et mieux perçues socialement. D’autant que le Japon, comme nombre de pays développés, vit encore dans le mythe de l’emploi à vie : le milieu bouillonnant des jeux vidéo est jugé trop instable, trop incertain.

En désespoir de cause, Naoya en est arrivé à faire le tour des game centers de Tokyo : puisqu’il lui est impossible de mettre la main sur des programmeurs diplômés, reste à les attraper à la "pouponnière", quand ils sont encore au lycée. Et tant pis pour le manque d’expérience professionnelle : ils apprendront sur le tas — ce qui fera de surcroit une très bonne excuse pour leur verser une rémunération moindre. C’est ainsi qu’il finit par tomber sur la perle rare : Michishito Ishizuka. Comme ça, l’air de rien, Naoya écoute le jeune homme parler de Pleiads à son voisin ainsi qu’aux responsables du location test, l’abordant sous toutes ses coutures, discutant technique et programmation avec une aisance désarmante. Naoya en arrive à avoir quelques échanges avec lui, les deux hommes sympathisent et, sûr de son fait, le section manager laisse échapper un fatidique : "Pourquoi ne pas venir faire un tour dans les locaux de la société ?"

Pour Michishito, il s’agit là du genre d’invitation impossible à refuser. Que ne donnerait-il pas pour côtoyer, ne serait-ce que l’espace d’un instant, des programmeurs professionnels et surtout les machines sur lesquelles ils exercent leur art ? À quelques jours de la discussion avec Harano, il se rend sur place ; là, quelle n’est pas sa surprise quand, en guise de visite guidée, les cadres de Tehkan abordent avec lui les conditions d’embauche et le montant du salaire initial ! À l’issue de cette journée, Michishito est confronté à un dilemme : il se doute à peu près quel avenir terne sera le sien s’il décide de poursuivre son cursus initial, celui auquel son milieu social et la pression de son entourage familial le destinent. D’un autre côté, pour la première — et peut-être la seule — fois de sa vie, il tient l’opportunité de faire un travail plaisant, correspondant à ses aspirations. Certes, tout ne tient pas du rêve éveillé : il ne s’agit que d’un temps partiel, avec un premier salaire de 100 000 Yens (environ 1000 €). Pas de quoi sauter au plafond. Est-ce que cela vaut vraiment la peine d’entrer en désaccord avec ses parents ? La raison voudrait qu’il abandonne cette douce chimère. En jeune homme responsable, il pèse le pour et le contre... et se donne quelques années pour percer dans son domaine de prédilection. En cas d’échec, il lui sera toujours temps de se retourner vers un choix de carrière plus orthodoxe. Au moins, il n’aura pas de regrets.

Sa décision prise, Michishito s’empresse d’aller annoncer la bonne nouvelle à Ryuichi. Ce dernier est ravi pour son ami. Ravi... et un brin jaloux aussi. Se pourrait-il que, tandis que Michishito réalise ses rêves d’adolescents, lui soit condamné à végéter dans une existence grise et poussiéreuse ? Il a beau se dire et se répéter que c’est normal, que Michishito est un petit génie dans sa partie, et que ce qui lui arrive n’est somme toute qu’une suite logique... quelque part ça ne passe pas. Il y a de l’amertume dans l’air. Dire que tout s’est décidé sur une intuition d’Harano au game center, alors même qu’il était là, lui aussi... et n’a pas été choisi. Réalisant la détresse de son ami, Michishito s’empresse de lui redonner espoir : les gens de chez Tehkan ont besoin de plus de programmeurs, et de toute façon le développement du nouveau jeu ne débutera pour de bon qu’à la fin de l’année : si Ryuichi obtient son diplôme d’ici là, sa place dans la boite est assurée. Rasséréné par les encouragements de Michishito, Ryuichi sait ce qu’il lui reste à faire : ses études, qu’il avait jusque-là reléguées au second plan derrière sa passion du dessin, deviennent LA priorité ; il entreprend de valider en temps et en heure ses acquis, sacrifiant tout le reste au profit de cet unique objectif.

Swimmer

Les flyers du jeu illustrent le parcours type d'une partie. À l'occasion de son exportation, toute référence à l'univers de Tarzan sera gommée afin d'éviter les soucis de copyright.

Durant la première moitié des années 80, une vague un peu folle et sacrément kitsch frappe l'Occident, un retour en force improbable de la célèbre création d'Edgar Rice Burroughs, Tarzan. Les hostilités débutent en 1981 avec l'incomparable nanar Tarzan, the Ape Man, signé John Derek et dont l'unique finalité semble être de dévoiler la plastique de son épouse, Bo Derek, sous tous les angles et positions imaginables. Une performance qui lui vaudra de recevoir le Razzie Awards du pire film de l'année et à Bo de concourir en vue du titre envié de pire actrice du siècle. Nonobstant la ressortie du placard des vieux films en noir et blanc avec Johny Weissmuller, une tentative plus audacieuse d'adaptation aura lieu en 1983, avec notre Christophe Lambert national dans Greystoke. Enfin, les italiens porteront le coup de grâce en expédiant à la face du monde l'équivalent musical d'un missile Scud, j'ai nommé Tarzan Boy par le groupe Baltimora.

Baltimora, Tarzan Boy ! Que de nostalgie, que de souvenirs... Ah, ben non en fait.

Les éditeurs de jeux vidéo sont déterminés à surfer sur la vague de la tarzan-mania et Tehkan ne déroge pas à la règle, surtout lorsque Centuri, son partenaire occidental, lui susurre à l’oreille la langoureuse promesse d’énormes retombées financières. Il n’en faut pas plus pour que le développement de Swimmer soit lancé. Nous sommes alors au mois de novembre 1981. Michitaka Tsuruta, frais émoulu de l’université, se retrouve là sur son tout premier projet, élaboré à partir d’une situation initiale imposée par ses supérieurs : imaginer le parcours d’un nageur devant remonter le cours d’un fleuve tout en esquivant obstacles et ennemis, jusqu’à ce qu’il atteigne la terre ferme. Il n’en faut pas plus pour définir Swimmer. Dans la pratique, le jeu est un croisement bâtard du gameplay de Pac-Man et Frogger. L’unique bouton de la borne permet au Johny Weissmuller de service de plonger un cours instant pour esquiver les ennemis les plus collants, tels ces gigantesques crabes de mi-parcours, tandis que les pac-gommes locales apparaissant par intermittence le font passer du rôle de poursuivi à celui de poursuivant.

Avec ses tortues, crabes et autres puces d'eau, Swimmer est une source d'inspiration pour le bestiaire de Mario Bros...

Lorsque Michishito s'attèle au développement de Swimmer, Tehkan ne compte pas de véritable équipe de développement : c’est encore le règne de la polyvalence et du système D. Il se retrouve ainsi bombardé à la création du driver son et des effets sonores, tandis que trois graphistes employés à temps partiel se relaient pour donner une identité au jeu, non sans mal ; il n’en reste pas moins que l’esthétique de Swimmer aura une influence déterminante sur le futur travail de Ryuichi et Michishito... Nous voici maintenant au mois de mars 1982, le jeu commence à prendre forme. Ryuichi, fraîchement diplômé, prêt à relever des noms et botter des culs, réalise pour son plus grand malheur que l’équipe en charge du projet est déjà au grand complet et le développement plus avancé que prévu. Sur l’impulsion de Michishito, il est embauché de justesse pour s’occuper de la partie musicale du titre, mais c'est une première déconvenue pour lui. Ryuichi est encore loin de se douter qu'il s'agit là de sa meilleure période chez Tehkan...

L'esquive du crabe géant et le combat contre les piranhas dans une arène fermée sont des morceaux de bravoure.

Juillet. Au terme de huit mois de développement, Swimmer est lâché dans la nature. Les semaines passent, les bénéfices promis tardent à rentrer et le hit en devenir tourne au canard boiteux. Pire encore, le crawleur préhistorique boit la tasse lorsque Taito dégaine son arme secrète : Jungle King. Avec ses quatre stages, dont un aquatique, le jeu est une véritable claque graphique à côté de laquelle le pauvre Swimmer fait pâle figure : le savoir-faire et les moyens supérieurs de Taito ont fait toute la différence. D'une certaine manière, Tehkan échappe au pire avec l'échec de Swimmer : en effet, Jungle King s’avère tellement fidèle à l’univers de Tarzan qu’il ne va pas manquer d’attirer l’attention des héritiers de Rice Burroughs. S’ensuivront les habituelles poursuites judiciaires et une condamnation dans les règles pour violation de copyright.

Jungle King, ou comment à force de trop bien faire, on en arrive à s'attirer des ennuis...

C'est là une bien maigre consolation pour l'équipe de développement. L'ambiance est on ne peut plus morose chez Tehkan, l'heure étant aux premiers délestages. Sont épargnés par cette purge les principaux designers : Michitaka Tsuruta et Kazutoshi "Mr Do" Ueda. De son côté, Michishito a su se rendre indispensable avec ses compétences en informatique et une flexibilité à toute épreuve. Reste le vilain petit canard, le "dernier arrivé, premier dégagé" de service : Ryuichi. Il ne se fait pas virer comme un malpropre, mais c'est tout comme, avec la relégation à des tâches subalternes : de Tokyo, Ryuichi se retrouve affecté à une usine perdue, quelque part au fond des bois, dans la préfecture de Chiba. Là, en guise de création artistique, il participe à l'assemblage des PCB et bornes d'arcade. S'offrent à lui bien des journées passionnantes consacrées à la copie de ROMS et l'effacement des EPROM boguées par rayonnement ultra-violet. Certes, le travail n'est pas dépourvu de tout intérêt, mais ce n'est pas ce pour quoi il a aussi bien fait de s'inscrire à son école de dessin... Passé le premier mois, estimant que la plaisanterie a assez duré, Ryuichi fait part à ses supérieurs de son désir de se consacrer à un travail plus à même de mettre en valeur ses capacités artistiques. La hiérarchie acquiesce, monsieur est exaucé : il se voit chargé de concevoir... un châssis de borne d'arcade.

À ce moment, Ryuichi se rend compte qu'il se trouve dans une impasse. C'est clair, Tehkan ne veut plus de lui : sans doute même que la relégation à l'usine de Chiba n'a eu d'autre but que de l'encourager à baisser les bras et donner sa démission. Démissionner... Ryuichi y songe de plus en plus. Après tout, que lui reste-t-il comme avenir au sein de Tehkan ? La boite a tous les créatifs et programmeurs dont elle a besoin. Comment pourrait-il espérer recoller un jour au développement ? C'est décidé, il doit partir. Mais pour aller où ?

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