Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Lyle (28 février 2003) Donkey Kong, Lode Runner, Bagman, Burger Time... Voilà sans doute quelques uns des ancêtres les plus célèbres du jeu de plates-formes. Au début des années 80, beaucoup d'entre eux sont encore confinés dans des écrans uniques, que l'on appelle alors des "tableaux". Sans le moindre scrolling, les bords de l'écran délimitent l'aire de jeu. Les concepteurs se fixent comme objectif de captiver le joueur dans ce seul espace cathodique. Mais ce que cette étape d'évolution du genre perd en taille, elle le gagne en densité, en efficacité : tout est dans le tableau, les problèmes et les solutions. Quelques mouvements de rétines suffisent au joueur pour savoir où il est, ce qu'il doit chercher, les obstacles qu'il doit éviter ou les ennemis qu'il doit fuir. Pas étonnant qu'un Chu Chu Rocket ou un Bomberman fasse recette encore aujourd'hui. Il y a quelque chose de pur, de lucide dans cette jouabilité. Chuckie Egg se revendique clairement de cette tradition-là. Une anecdote le confirme : le jeu fut créé à partir d'une démo largement inspirée de Donkey Kong et nommée Eggy Kong. Votre personnage doit récupérer une série d'œufs habilement répartis dans chaque niveau et protégés par des oies. Accessoirement, il peut aussi augmenter son score en récupérant de petits tas de graines rouges. Les huit niveaux se composent de plates-formes, d'échelles et parfois d'ascenseurs. Le déplacement des oies est aléatoire et elles peuvent elles aussi se servir des échelles. Enfin, sachez que le canard en cage situé dans le coin supérieur gauche de l'écran n'est pas là pour faire joli. En fait, il vous guette. Une fois le huitième niveau terminé, il quitte sa cage et vous recommencez le jeu avec la bestiole à vos trousses. Plus loin, la vitesse de déplacement des oies est doublée. Encore plus loin, les niveaux combinent toutes les difficultés du jeu. Mais de l'aveu des créateurs eux-mêmes, vous n'êtes même pas censés aller aussi loin... Le temps est limité, mais une fois le niveau complété, les secondes restantes sont autant de points ajoutés à votre score. Cette règle du jeu est particulièrement cruelle : que faire ? Être patient vous épargne souvent l'échec, d'autant que vos vies s'avèrent très précieuses dans les niveaux avancés. D'un autre côté, le score restant l'unique but du challenge, on est facilement tenté de s'en remettre à ses talents d'improvisateurs pour gagner le plus de temps, et donc de points possible. À partir de la deuxième série de tableaux, l'immobilisme n'est plus permis : ce satané canard vole librement à travers l'écran et ne vous lâche pas d'une semelle. Sa seule faiblesse réside dans l'inertie de son déplacement. Une fois lancé dans une direction, il met un certain temps à virer et rebondit sur les bords de l'écran. Les techniques pour l'esquiver sont un peu celles qu'on prend tant de plaisir à improviser dans Bomb Jack. Se jouer de l'animal devient alors un régal. Le problème, c'est que sa seule présence suffit à déconcentrer, et la précipitation fait commettre de nombreuses erreurs fatales. En plus de sa rapidité (surtout pour un jeu 8-bits), l'une des grandes qualités de Chuckie Egg est son implacable précision. Les trajectoires de saut, en particulier, ont quelque chose de parfaitement naturel. *Voilà ce que l'un des programmeurs raconte à propos de la gestion des chutes et des rebonds sur les plates-formes :"The bouncing was interesting. **It gave the impression that there were real physical laws in there. There are so many platform games where you fall off the edges of the platforms and you just went straight down. But in Chuckie Egg you fell in a proper arc. " (Les rebonds étaient très intéressants. Ils donnaient l'impression que tout ça était régi par les lois physiques. Il y a tant de jeux de plates-formes ou on descend tout droit quand on tombe. Dans Chuckie Egg, on tombait en suivant un arc correct). En effet, alors que dans tant d'autres jeux de plates-formes, la chute est une simple sanction infligée au joueur pour sa maladresse ou sa "lâcheté", elle est est dans Chuckie Egg un élément de gameplay à part entière. Il faut se servir de ses chutes non seulement pour fuir mais aussi pour atteindre des œufs inaccessible autrement. L'arc de rebond sur les plates-formes est si bien déterminé qu'il récompense autant l'habileté que la chance.Oui, la chance. Il en faut dans les jeux vidéo. Il vous en faudra là aussi. Mais ne vous inquétez pas. Chuckie Egg fait partie de ces jeux dans lesquels elle pointe si souvent le bout de son nez qu'on en vient à se demander comment les programmeurs ont pu obtenir ce résultat volontairement. Le design des huit tableaux, d'une grande ingéniosité, ainsi que la cohérence des trajectoires de saut y contribuent certainement. Maintenant, est-ce que les concepteurs eux-mêmes se sont acharnés à faire naître cette chance dans quasiment chaque partie ? C'est difficilement concevable. Il faut croire qu'en programmation aussi le hasard fait bien les choses, étant bien entendu qu'il faut un minimum de pratique pour le provoquer, ce facteur chance. À partir de la deuxième série de niveaux, vous n'aurez de toutes façons plus le choix : si vous voulez progresser, il faudra être rapide, agile ET téméraire. Attraper les ascenseurs au vol à l'improviste, effleurer d'un pixel les oies ou le canard, calculer en une fraction de seconde l'endroit où l'angle de votre chute vous fera atterrir après un saut de la foi désespéré, suivi de trois ou quatre rebonds sur des côtés de plates-formes... Et il faut bien l'avouer, on éprouve une grande satisfaction à impressionner la galerie dans Chuckie Egg, volontairement ou pas. D'où l'intérêt de se défier à deux, trois ou quatre joueurs. Les options le permettent. Chuckie Egg est devenu rien de moins qu'un classique du micro 8-bits, à la jouabilité intacte et qu'on imagine parfait pour une adaptation sur portable. Il fut programmé sur Acorn BBC et Electron, Spectrum, Commodore 64, Amstrad CPC. Plus tard, il fut même converti sur Atari ST et Amiga. Il existe aussi un Chuckie Egg 2 bien moins intéressant que l'original. Notez enfin que l'on trouve sur le net une quantité assez impressionante de versions jouables en java, preuve de son incontestable statut de classique. Doug Anderson, le créateur du jeu, avoue lui-même avoir été surpris par la grande popularité de son jeu, de loin le plus grand succès de A&F Software, un de ces éphémères petits développeurs comme il y en eut tant dans les années 80. Sans même le vouloir, il a pourtant mis au point une dynamique de gameplay digne des plus grands jeux d'arcade. Une dynamique que tant d'autres développeurs ont cherché sans l'avoir jamais vraiment trouvé. L'Histoire vidéo-ludique a elle aussi ses mystères. Lyle (28 février 2003) Sources, remerciements, liens supplémentaires : (Les screenshots non-anotés proviennent de la version CPC)
* Cité de l'interview de Doug Anderson dans un making-of consacré à Chuckie Egg publié dans le numéro 109 du magazine britannique Edge, pages 105 à 107. Les précisions historiques évoquées dans l'article ci-dessus proviennent de ce même making-of. ** Les résonances théoriques de cette phrase sont capitales. Il y a comme un écho à une réflexion de Steven Poole, citant lui-même un mathématicien d'Oxford : "[...] Just as timing a good shot in tennis is a pleasure in itself, there is a direct link between convincing videogame dynamics and gameplay pleasure. A game which is more physically realistic is thereby [...] "more aesthetically pleasing", because the properly modelled game enables us pleasurably to exercise our physical intuition." (Traduction : Tout comme au tennis le timing d'un bon coup est un plaisir en soi, le plaisir procuré par un jeu vidéo peut résulter directement d'une dynamique convaincante. Un jeu dont les mouvements sont modélisés de façon réaliste est plus "esthétiquement plaisant", car il nous permet de faire appel à notre intuition physique.) Et d'ajouter la conclusion suivante : "All great games have physics in them." (Tous les grands jeux contiennent de la physique) (Steven Poole dans Trigger Happy, paru chez Fourth Estate, dans le chapitre 3 intitulé "Unreal Cities" à la page 63). Beaucoup de grands jeux d'action ou de simulation ont en commun un rapport paradoxal aux lois physiques : ils les transgressent et les respectent en même temps. La restitution de la réalité physique passe à la trappe : la vitesse d'un tir ralentie, la solidité d'un matériaux exagérée, le freinage d'un véhicule anormalement efficace... (étant bien entendu que l'on exclut ici la simulation pure et dure, dont l'objectif premier est le strict respect d'un modèle physique réaliste). Là s'arrêtent nombre de jeux "ordinaires". Les jeux exceptionnellement jouables, maniables, dépassent ce stade et retournent en quelque sorte à autre forme de réalité : celle que perçoit l'intellect. Nous avons une certaine perception des lois physiques qui nous entourent. Cette perception est née de l'expérience. Pour autant, elle ne correspond pas toujours à la réalité scientifique (ce qui explique qu'on puisse mal prendre un virage en voiture après avoir, par exemple, mal évalué une courbe). Mais l'important, c'est que le jeu vidéo idéalement conçu, lui, soit capable de réagir à cette perception de telle façon qu'elle nous semble logique, naturelle. On aime déraper dans Mario Kart, non pas parce que ce dérapage est identique à celui qu'on effectuerait dans une véritable course de karting, mais parce qu'il correspond parfaitement à ce que nos réactions psycho-motrices peuvent en faire. Cela nous rappelle à quel point la conception d'un jeu, au delà de toute règle établie, ne peut se passer d'intuition, de "vécu". Un avis sur l'article ? Une expérience à partager ? Cliquez ici pour réagir sur le forum (13 réactions) |