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L'apparition des images digitalisées dans les jeux vidéo
L'immense Ralph Baer en personne nous raconte comment il introduisit les premières images digitalisées dans un jeu vidéo, et les déboires que lui valut cette invention.
Par Ralph Baer (12 juillet 2001)

Souriez ! C'est pour la photo

Au début des années 80, j'ai fait beaucoup d'expérimentations dans le domaine de la digitalisation d'images photographiques. Le but du jeu était de trouver une solution permettant de réduire le prix de l'appareil de photo utilisé et de l'équipement électronique nécessaire. On était loin de la commercialisation d'appareils photo numériques à un prix abordable.

Une fois obtenu un résultat satisfaisant, je me suis lancé dans la réalisation d'une idée qui me trottait en tête depuis quelque temps : équiper un jeu d'arcade d'un appareil qui prendrait une photo du visage du joueur. Celle-ci s'afficherait dans le jeu sous forme digitalisée, soit à la place du visage du héros du jeu, soit dans le tableau des meilleurs scores au côté du nom du joueur.

En 1981, je conçus une petite démo illustrant l'idée dans mon laboratoire de Manchester, New Hampshire. Le système comprenait alors un appareil de photo bon marché et un dispositif électronique simplifié permettant d'afficher en quelques secondes les photos prises et digitalisées à n'importe quel endroit d'un écran. Je fis une démonstration pour Marvin Glass & Associates, pour qui j'avais déjà travaillé en tant que consultant externe. MG&A était alors la plus importante entreprise américaine de sous-traitance dans le domaine du divertissement électronique. Dans leur locaux, nous fîmes de nombreux essais en utilisant divers flashes pour éclairer le visage du joueur au moment de la photographie, dans divers environnements lumineux.

Howard Morrison, l'un des partenaires de MG&A, avait invité à la démonstration John Peserb, ancienne star du base-ball, devenu ingénieur en chef chez Bally-Midway. La démonstration fut concluante, et John se montra très intéressé. Il se mit alors en quête de partenaires en vue de la création d'une licence pour le dispositif.

De retour dans le New Hampshire, je mis au point un autre système basé sur la même idée, mais plus perfectionné. Il se présentait sous la forme d'une carte pleine de circuits intégrés TTL et d'une petite quantité de mémoire, et pouvait reproduire le visage du joueur en échelle de gris de façon très reconnaissable. J'envoyai un exemplaire de la carte à John Peserb, et les ingénieurs de Bally se mirent au travail, l'intégrant dans un jeu d'arcade dont ils partageaient la conception avec Marvin Glass. Il était prévu que la photo des auteurs des meilleurs scores apparaisse dans le hall of fame final.

Un an plus tard, je me vis retourner la carte poliment. Ils n'en avaient plus besoin. Elle finit par être utilisée dans des "photo-matons", ce qui est un beau gâchis.

Il y a bien sûr une explication à l'attitude de Bally et MG&A :

Peu avant la sortie de leur jeu utilisant la carte, celui-ci fut mis en arcade-test dans une salle d'arcade renommée de Chicago. Le jeu attira les joueurs de façon encourageante, l'idée que leur visage puisse être visible en cas d'obtention d'un bon score se montrant pour eux très stimulante. Nous imaginions déjà le système devenant universel.
Une surprise de taille nous attendait.

Après deux ou trois jours d'arcade-test, un joueur, au moment d'être pris en photo, monta sur une chaise, et baissa son pantalon...
Il faut de tout pour faire un monde.

Le système connut tout de même une application qui justifia le travail accompli. Les visages des membres d'un groupe de rock furent digitalisés pour la page de présentation d'un jeu d'arcade intitulé Journey, qui fut le premier à contenir des images de ce genre.

Pour rendre l'histoire un peu plus regrettable encore, un brevet fut déposé plusieurs années après, couvrant dans leur ensemble tous les usages possibles d'images digitalisées dans le cadre d'un jeu vidéo. Pour des raisons mystérieuses, mon nom ne figurait pas sur le brevet, alors que j'avais imaginé l'idée, et même dessiné la majeure partie des schémas inclus dans le document en question. Je ne me suis aperçu de ce manque que plusieurs années après, et ce n'est qu'au bout de trois ans de lutte que j'ai obtenu de l'US Patent Office que le brevet soit amendé.

En espérant que vous vous souviendrez de cette histoire la prochaine fois que vous verrez un visage humain digitalisé dans un jeu...

Note : le jeu d'arcade auquel Ralph Baer fait référence dans cet article est Journey, de Bally Midway, sorti en 1983, dédié au groupe de rock Journey (formé à San Francisco en 1973), alors extrêmement populaire. Leurs deux précédents albums, Escape (1981) et Frontiers (1983) s'étaient vendus respectivement à 12 et 6 millions d'exemplaires. Au début des années 80, ce groupe a volontiers associé son image aux jeux vidéo, en fournissant deux chansons pour la bande originale du film Tron (1982), et en apparaissant dans deux jeux vidéo : Journey Escape, sur Atari VCS (1982) et cette borne d'arcade de Midway.

Dans ce jeu, le joueur dirige des personnages qui arborent un corps en pixels et le visage digitalisé de chacun des membres du groupe : Steve Perry (chanteur), Neal Schon (guitariste), Steve Smith (batteur), Ross Valory (claviers) et Johnathan Cain (basse). Au départ, ils sont dans un vaisseau spatial, qui doit se rendre sur cinq planètes. Sur chacune aura lieu un mini-jeu dans lequel un des musiciens doit récupérer son instrument. Lorsque le groupe est entièrement équipé, un concert a lieu, qui fait office de niveau bonus. Certains spectateurs sont des aliens qui veulent agresser le groupe. Le joueur dirige un roadie qui leur bloque le passage à l'entrée de la scène.

Ralph Baer
(12 juillet 2001)