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Dark Savior
Année : 1996
Système : Saturn
Développeur : Climax Entertainment
Éditeur : Sega
Genre : RPG / Action / Plate-forme
Par Tama (04 janvier 2021)

Une histoire d'histoires

Peu de jeux se qualifient d'eux-mêmes de "fable", ce qui a suscité mon intérêt dès les premières minutes, je dois dire !

Dans le jeu vidéo, certaines années sont plus marquantes que d'autres.

1996 notamment, marque une transition nette : le marché de l'occasion sur 16-bits intéresse de moins en moins de monde, les prix s'effondrent et seuls les titres les plus récents (comme ISS Deluxe, sorti en 95) continuent de se vendre, à moitié prix. Le pas vers la nouvelle génération de consoles est désormais marqué et la vieille garde passe la main, petit à petit.

Malheureusement pour Sega, la Saturn comme sa descente aux enfers, et si elle continue de se battre vaillament au Japon, partout ailleurs le match est désormais joué : Sony a gagné et Sega ne fait que jouer les prolongations... de longues et douloureuses prolongations. La primauté de Tomb Raider à sa sortie s'est retourné contre la console en révélant une adaptation de moins bonne qualité que sur Playstation, lui faisant une énième mauvaise pub dont elle se serait bien passée. De plus en plus de magasins arrêtent de vendre des jeux d'occasion Saturn pour se recentrer sur le neuf, ce qui est un clou de plus planté dans le cercueil de la belle noire. Sega ne le sait pas encore (quoique ?) mais dans deux ans à peine la console raccrochera les gants, à la fin d'un combat qu'elle ne pouvait décidément pas gagner.

Pour ma part, j'étais encore un lecteur féru de MEGAForce, magazine spécialisé sur Sega, et malgré mon jeune âge je sentais bien que le bateau prenait l'eau. Les éditoriaux tentaient de sauver les apparences avec un optimisme de bon aloi, mais les rumeurs de fin de parcours commençaient à se faire entendre, et déjà les jeux Playstation s'invitaient dans les pages de tests... Il est difficile de décrire à quel point il est pathétique de voir un magazine si fier de Sega héberger des papiers sur Crash Bandicoot ! Je crois être passé à Joypad quelques temps après, même si je serais bien incapable de me souvenir quand. Je sais juste être passé à côté de bon nombre de perles de fin de vie de la Saturn, peu intéressé que j'étais par la composante RPG. Pour moi aussi, la transition vidéoludique s'opérait, juste plus lentement que les autres !

Coïncidant aussi avec les sorties de Crash Bandicoot et Tomb Raider, cette fin 96 montre un Sega qui bombarde Sonic 3D Flickies' Island sur Saturn en catastrophe pour palier à l'absence tragique d'un Sonic X-Treme qui ne viendra jamais ; et de Virtua Fighter Kids pour faire ronger leur frein à tous ceux qui attendent Virtua Fighter 3. Comme l'explique Bruno Charpentier, directeur général de Sega France à l'époque dans cette interview pour Joypad.fr (http://joypad.fr/interview-de-nintendo-a-sega-bruno-charpentier-raconte-les-coulisses-des-deux-geants/), cette stratégie des japonais de faire baver sur un futur hypothétique est suicidaire et va revenir leur mordre le derrière puissance mille... (MEGAForce de septembre/octobre et novembre/décembre 1996, merci à Abandonware-magazines.org !)

La transition ne s'opère pas que dans le jeu vidéo. Dans toute la culture geek et otaku un changement se prépare déjà. Le révolutionnaire Ghost in the Shell a droit à une sortie officielle au cinéma, et un nouvel anime phénomène ravage le Japon : Neon Genesis Evangelion, qui fait office de "3e impact" et de renaissance d'un genre peinant face à la concurrence de l'Occident. La demande du public change peu à peu, il veut quelque chose de plus développé que Dragon Ball, avec des intrigues et des personnages plus travaillés, une mise en scène cinématographique et osée ; une évolution nécessaire chez des consommateurs qui grandissent, deviennent adultes, et dont les goûts et les exigeances s'affinent.

Deux ans auparavant, en 1994, le directeur de Climax Entertainment, Kiroshi "Kan" Naito sent bien ce changement de mentalités lorsque le studio démarre le développement de Dark Savior. Il doit porter un héritage bien lourd, celui de Landstalker, son bébé et mètre-étalon de la Megadrive dont la presse attend le digne successeur. Mais à cette période, plusieurs membres de l'équipe partent et fondent Matrix Software.

Kan Naito en est à son quatrième jeu avec Dark Savior, et tout le monde l'attend au tournant. Les difficultés vont venir de tous les côtés...

Climax démarre donc la construction d'un jeu en pleine scission interne. Rien d'étonnant à voir des membres de studios partir ailleurs, cela s'est déjà fait par le passé, et plusieurs noms comme Activision ou Irem ont pu ainsi connaître le succès. Mais travailler sur un projet ambitieux dans des conditions pareilles amène à se poser moults questions. Est-ce que ça a été fait en parallèle ? Y a t-il eu des points de friction qui ont impacté le produit final ? Difficile de trouver une réponse, sauf en se penchant sur le résultat final... unique en son genre.

Break my rusty cage, and run

Dark Savior sort donc en plein milieu d'année 1996 au Japon. Les premières previews dans les magasines français sont assez positives, le jeu est bien accueilli et présenté comme le successeur nouvelle génération de Landstalker... une comparaison injuste et surtout trop réductrice qui cantonne les aventures de Garian (Ryu-Ya dans sa version originale) à un bête second épisode. Ce qu'il n'est pas, loin de là.

Le jeu nous conte donc l'histoire, ou plutôt les histoires de Garian, un jeune mercenaire qui rentre tout juste d'une mission des plus ardues. Son équipe et lui ont enfin réussi à capturer Bilan, une créature monstrueuse capable d'absorber toute forme de vie consciente et de posséder son corps. Ils embarquent le monstre sur un navire pour le débarquer sur Jailer's Island, une île-prison où la créature sera gelée dans de la carbonite (oui, c'est une référence directe à la saga Star Wars !) pour l'éternité.

Seulement, le navire quitte à peine son port que Bilan brise sa cage et s'échappe en commettant un véritable carnage. Garian se réveille dans ses quartiers suite à un mauvais rêve, briefé par Jack, un oiseau lui servant de guide et mentor. L'alarme rugit et le jeune mercenaire n'a pas beaucoup de temps : à peine descendu de son lit, un bref dialogue et le jeu démarre... avec un chronomètre en bas à droite de l'écran.

On ne peut pas dire que le système de sécurité à bord du Seabandits soit bien au point... il ne pose aucun problème à Bilan, qui en profite pour se faire un petit casse-croûte dans une relecture de film d'horreur fort réussie.

J'ai précisé plus haut que le jeu allait nous conter "les" histoires, et il le fait dès les premières minutes de jeu. En effet, selon la rapidité de Garian à rejoindre la cabine du capitaine, le déroulement de cette fable va prendre trois tournures différentes ! Ce qui se passera chez le joueur novice dont c'est la première partie est qu'il mettra vraisemblablement plus de 5 minutes et 30 secondes : le chrono virera au rouge, ce qui signifiera que lorsque Garian arrivera à destination, Bilan aura déjà quitté le navire en se dirigeant à la nage vers Jailer's Island, vous laissant la tâche macabre de tuer un capitaine désormais possédé.

Toute l'histoire partira donc du postulat que Bilan a réussi son coup et dispose d'une longueur d'avance, et les événements se dérouleront dans une ligne temporelle fixe, que le jeu appelera "Parallel I : A hunt for Evil".

Si le joueur veut en savoir plus au terme de sa première aventure (relativement courte, 5 ou 6 heures), il devra recommencer le jeu au réveil de Garian et s'atteler à courir plus vite ! En effet, de nombreuses questions resteront sans réponses au terme de cette première variante qui s'apparente à une chasse effrennée contre un Bilan que rien n'arrête et qui tue tout le monde sur son passage. Selon le temps qu'il met à rejoindre la cabine, il pourra rejoindre les parallèlles 2 ou 3 (le chrono virera au jaune ou restera dans le bleu, respectivement).

Peu courante dans le jeu vidéo à l'époque, cette idée de variantes scénaristiques n'est pas là que pour faire joli, elle sert premièrement à renforcer l'intérêt du joueur pour les différentes strates de l'histoire. Si Bilan est une véritable menace, il n'en reste pas moins la question de ses origines... mais aussi celles des rêves récurrents de Garian qu'un certain nombre de personnes ont l'air de faire aussi ! Jailer's Island est une île sous tension, avec son gardien Kurtliegen qui trempe dans des expériences louches, et les prisonniers qui fomentent une rebellion. Comme il aurait été compliqué et confus de tout caser en une seule et unique histoire sans la rendre foutraque, Climax a fait le choix de diviser en plusieurs parties.

La première grosse variation arrive dans la cabine du Capitaine : dans le Parallèle I, ce dernier est possédé et Bilan s'est fait la malle ; dans le Parallèle II, vous arrivez pile à temps pour affronter le monstre ; et dans le Parallèle III, vous barricadez la porte, obligeant Bilan à improviser un autre plan...

La seconde raison est plus intéressante : selon la variante de l'histoire vécue, ce sont l'atmosphère et les thèmes abordés qui vont changer du tout au tout. Dans le premier parallèle, Garian apparait comme plutôt rustre et ne s'occupe que de sa chasse, on se situerait dans un film d'action frénétique qui se termine avec pertes et fracas.

Dans le deuxième en revanche, le tout se fait plus... mystique. Garian a l'air plus accessible, plus humain, l'intrigue va se recentrer sur Kurtliegen comme antagoniste principal, et sur la relation entre Garian et Kay, une espionne d'un état voisin qui faisait une apparition pour le moins tragique dans la première variante de l'histoire. Il est maintenant moins question de pourchasser le produit de la folie des hommes, que de se confronter au destin et à ses obligations. Tandis que la troisième histoire, qui ne s'obtiendra que si vous foncez à toute vitesse sauver le capitaine du navire (et il faut vraiment aller vite !), vous plonge dans une véritable tragédie grecque mâtinée de SF, avec Garian qui subit de plein fouet les conséquences concrètes de tous ces rêves étranges... et la véritable signification du titre du jeu.

Trois entrées possibles ; plus deux autres, mais le Parallèle IV fait la suite directe avec le III, quant au Parallèle V, il est la variante (psychédélique...) du Parallèle II si l'on se fait tuer par Bilan. En plus de ces embranchements très intéressants, ce sont aussi tout autant d'interprétations de la figure du "Mal" :

  • Celui que l'on comprend, issu de la jalousie, de la peur, du ressentiment, de la cupidité et de la soif de pouvoir. Largement représenté dans le cinéma et dans le jeu vidéo, les exemples pleuvent ;

  • Le mal indicible et incompréhensible, décrit et fantasmé par H.P Lovecraft, avec lequel on ne peut ni discuter, ni marchander. Il est son propre point de référence, sa propre motivation, sa propre raison d'être : il fait le mal parce qu'il est le mal. Il est très facile d'en faire un très mauvais antagoniste, mais l'on pourra citer le Masque de Majora dans The Legend of Zelda : The Majora's Mask, ou Lavos dans Chrono Trigger et Chrono Cross, à la rigueur;

  • et... je vous laisse la surprise pour la troisième ! Mais à titre personnel, j'ai assez peu d'exemples d'une telle représentation du mal dans une oeuvre de fiction.

Le futur de Kay ainsi que son implication avec Garian va grandement changer elle aussi. Rencontrant un futur tragique dans le Parallèle I en laissant des messages funestes racontant sa lutte perdue d'avance contre Bilan, elle s'en sortira bien mieux dans les variations suivantes !

Le fond et la forme

Du réveil tonitruant de Garian sur sa couchette du navire, au débarquement à Jailer's Island et des événements qui s'ensuivront, Dark Savior se présente comme un jeu d'action et de plate-formes en 3D isométrique. Toutes les touches de la manette Saturn sont utilisées ou presque (L et R font doublon) :

  • A est votre bouton d'action, de confirmation et la touche d'attaque, utilisable aussi bien sur l'environnement pour ramasser des objets, allumer des mécanismes, qu'en combat pour attaquer votre adversaire ;

  • B sert à sauter. La hauteur de saut est fixe, mais il est possible d'en changer la trajectoire à mi-parcours, même si ça demande pas mal de pratique. Il a la même fonction en combat ;

  • C représente la course. Il y a de fortes chances que vous laissiez cette touche enfoncée pendant une bonne partie de votre périple ! En effet, elle fait sauter Garian deux fois plus loin avec de l'élan, et comme l'amplitude augmente, la capacité à changer de direction à mi-saut augmente aussi. Et en combat, elle sert à courir en avant et en arrière, mais aussi à se retourner, ce qui donne accès à une attaque cachée très pratique pour Garian ;

  • X ouvre le journal de bord. Ce menu, à part vérifier certaines données et modifier les options, va vous servir avant tout à dépenser des points d'expérience afin d'augmenter vos Points de Vie, mais on y reviendra plus tard ;

  • Y et Z vont être utilisés en conjonction de L et R pour manipuler l'angle de vue. C'est une addition bienvenue par rapport aux autres jeux du genre, permettant au joueur d'y voir plus clair sous certaines coutures. Dommage qu'on ne puisse pas faire tourner la caméra à 360° celà dit. Si vous jouez avec le stick analogique (fourni avec Nights Into Dreams), le stick gauche remplace alors L et R ;

Deux exemples de maniement de la caméra. Rien d'aussi retors que le Labyrinthe Vert ou la Crypte de Mercator dans Landstalker, mais il faut admettre que ça aide beaucoup, en plus de conférer au jeu un aspect "jouet" à manier plutôt plaisant.

Contrairement aux autres jeux du genre, Dark Savior prend le pari de séparer nettement l'exploration des combats. Ceux-ci vont en effet être amenés par le scénario de manière systématique, et une fois l'affrontement confirmé, on passe en "mode combat" dans un style qui n'est pas sans rappeler les jeux en 1 vs. 1 tels que Street Fighter II : au meilleur des trois manches, sur un seul plan horizontal (enfin, diagonal). Ici, seules A, B et C vont servir, peu ou prou à la même chose qu'en temps normal, avec quelques ajouts :

  • Chaque personnage, que ce soit Garian ou les autres, dispose de trois attaques. Appuyer sur A au corps-à-corps effectue une attaque rapide mais infligeant peu de dégâts ; à quelques pas, elle se change en attaque puissante, un peu plus lente mais capable de déséquilibrer un ennemi en garde ; on peut aussi la laisser appuyer pour charger une jauge de Spécial. Celle-ci, une fois remplie, va clignoter un bref instant, et rapputer sur A déclenche une attaque spéciale très puissante. Garian lui-même fait office de petite exception puisqu'il a accès à une quatrième attaque, un coup de pied retourné qui s'effectue alors qu'il a le dos tourné... et qui fait des dégâts astronomiques sur Bilan - et lui seul ! ;

  • Aller vers l'arrière permet de bloquer à peu près tout, même les attaques spéciales. Il est possible de se faire déséquilibrer par une attaque puissante, ce qui n'engendrera pas de dégâts à proprement parler mais fera tomber au sol la victime, la rendant vulnérable à une autre attaque, à condition qu'elle soit effectuée dans la seconde ;

  • On peut sauter, mais ça ne sert pas à grand-chose, même pas à esquiver quoi que ce soit ; en revanche, on peut user de la course pour se rapprocher ou s'éloigner très vite, ou échanger de force les places entre les deux bellligérants. Utile si on est acculé...

  • Garian étant un chasseur de primes, il a la possibilité de capturer son vis-à-vis et de le forcer à combattre pour lui dans les combats suivants, au lieu de le tuer. Pour y arriver, il faut être dans un round gagnant, et amener les Points de Vie de son adversaire suffisamment bas et le mettre au sol avec une attaque puissante. Un message va apparaître, "Capture Chance" : il faut alors effectuer une Attaque Spéciale dans les secondes qui suivent, et Garian le mettra à son service, en pouvant l'utiliser dans des combats ultérieurs ;

Il est difficile de capturer au début sans tuer son adversaire par erreur ! Mais on prend vite le pli, il suffit de charger sa barre de Spécial presque pleine, prévoir 20-30 Points de Vie de marge, et mettre son adversaire au sol. Certains adversaires pourront même être contournés, comme ces chiens nommés Vancane.

A la fin de chaque combat, le jeu récompensera notre mercenaire avec des points d'expérience, des Bounty Hunters Points (BHP), que l'on pourra dépenser de trois manières. La première consiste à aller dans le menu et demander à notre oiseau Jack d'augmenter les Points de Vie maximaux de Garian, ce qui au vu du prix (500 points, puis ça augmente de 100 points à chaque fois...) ne peut être répété que trois ou quatre fois dans une partie, ainsi que de se soigner ; la seconde est de pouvoir payer pour éviter certains combats, une possibilité plutôt originale puisqu'il ne s'agit pas de fuir, mais bien de faire chanter son adversaire en lui sortant des dossiers compromettants afin qu'il s'écarte, ce qui donne des dialogues pas piqués des hannetons ; et la troisième est de nous sauver d'une chute mortelle, Jack nous ramène au dernier point de contrôle en prenant 20 points sur notre compte... Notez que cet oiseau de malheur est incapable de se secouer les ailes si vous réduisez vos Points de Vie à 0.

Jack peut soudoyer nos adversaires contre 100 BHP, en les menaçant de dévoiler leurs plaisirs coupables et autres perversions, ce qui donne des dialogues assez croustillants ! Par contre, il est professionnel jusqu'à la faute, et vous fera payer rubis sur l'ongle à chaque chute malencontreuse de votre part...

L'aspect d'accumulation/dépense de points, ainsi que les Points de Vie ont tôt fait de pousser les testeurs à catégoriser le jeu dans le genre fourre-tout de "l'action-RPG", alors que les emprunts à la famille de Wizardry sont somme toute très limités. Ce que l'on fera avant tout, c'est sauter, escalader, tourner l'angle de vue pour ne pas se faire piéger par la perspective, et combattre de manière ponctuelle ! Le tout dans un mélange bancal mais unique en son genre, il faut le dire.

Car Dark Savior est non seulement à la croisée des époques, mais aussi des influences, et il essaie de brasser tout ça avec une candeur et une ambition qui sont évidentes dès la toute première scène, un travelling arrière partant de la porte de la cabine du capitaine jusqu'à embrasser le port, et se fixer sur une discussion de marins à propos de la dernière prise du groupe de mercenaires. Le tout est parfaitement exécuté, surtout quand on garde à l'esprit que le studio a crée son propre moteur 3D pour l'occasion – et à quel point la Saturn était infernale à programmer !

Il tente de trouver l'inspiration un peu n'importe où, surtout là où ça marchait évidemment ! On peut supposer que les combats en temps réel ont été lancés sur l'exemple de Tales of Phantasia et Star Ocean, sortis très peu de temps avant sur Super Famicom, ou que la capture des adversaires pour les enrôler vient directement de Pokémon, qui commençait tout juste son raz-de-marée au Japon... Mais aussi candide qu'il soit, il n'en est pas moins terriblement maladroit. On peut se demander si la nécessité de créer un moteur graphique dédié n'a pas joué dans la décision de certains de quitter Climax pour monter Matrix Software – d'autant que c dernier n'a pas produit le moindre jeu pour la Saturn. Car si le résultat est bluffant, mêlant 2D et 3D de manière tout à fait naturelle sans que l'un jure avec l'autre, il occasionne des baisses de frame-rate assez violentes dès lors qu'on tente de zoomer loin de l'action pour prendre de la perspective, à tel point que de jouer comme ça est impossible et on a tôt fait de remettre le zoom en position initiale pour avancer normalement.

Le passage en chariot dans la mine est la pire fausse bonne idée du jeu. C'est affreusement laid, très peu lisible, sans checkpoint et c'est mis en scène avec une telle ferveur qu'on dirait que les développeurs ont vraiment cru à sa pertinence. On a même accès à cinq angles de vue, tous différents et tous plus mauvais les uns que les autres ! J'avoue que lors de ce passage, j'ai ri à gorge déployée...

Dark Savior est comme ça, du début à la fin : avec chaque bonne idée vient sa maladresse qui lui est dédiée. L'agencement des lieux est intéressant et demande logique, réflexion et réflexes, mais est terni par le frame-rate souffreteux et une maniabilité assez raide quand il s'agit de changer de direction – il faut "forcer" la touche correspondante, ce qui est quelque peu agaçant et n'était pourtant pas présent dans Landstalker ; avoir mis des combats séparés est plutôt bien vu, mais ils sont bien trop faciles et exploitables, et sans grande profondeur, seul Bilan demande une petite technique qui consiste à se retourner manuellement (rien de bien compliqué en plus). Quant à la capture des ennemis pour en faire des alliés, l'ennui est ici double, car non seulement c'est une garantie de Game Over si votre allié meurt au combat (vous ne pouvez même pas le remplacer), et Garian est de toutes façons tellement fort que 99% du bestiaire lui est inférieur ! Il fait l'effort d'intégrer une longue cinématique fort bien réalisée ? C'est la seule, répétée par deux fois, elle ne fait pas tellement sens dans le contexte et me semble tout de même un peu trop fortement inspirée du trailer de Virtua Fighter 3 qui circulait à l'époque.

Cette seule cinématique est représentative de son époque : panoramas montagneux avec des katas effectués en transparence, protagonistes éclairés par des lampes gigantesques comme si ils étaient poursuivis par des gardes de prison ou une organisation secrète, le Mâle qui protège la Femelle de son bras puissant (alors que ni Sarah Bryant, ni Kay n'ont besoin de l'aide de qui que ce soit !), le tout accompagné par un riff lent de balade rock...c'est tellement "cheesy" que ça m'arrache un sourire à chaque fois !

Mais tout ça n'est pas si grave, au fond, au regard de ce qu'offre le jeu. Si maladroit qu'il soit, il propose quand même une histoire de temporalité, de choix et de confrontation à ses propres démons très convaincante. Pour ça, il faut remercier son écriture - probablement handicapée par une traduction qui se contente de faire le job - disjointe et légèrement décousue comme un mauvais rêve, qui ne peut être réalisée que dans un jeu vidéo ; et son rythme enlevé, imprégné des jeux d'action où il se passe toujours quelque chose d'intéressant à et hors l'écran. Mais pour moi, Dark Savior est un digne représentant de son époque, de cette atmosphère de transition douloureuse, de cette manière d'aborder la 3D sur consoles, où tout le monde essayait quelque chose dans son coin, et ça donnait des résultats qu'un regard peu empathique qualifiera de "laid" aujourd'hui, mais qui donne quelque chose de véritablement fantastique !

Dans un jeu en 2D comme un Mario ou un Sonic, il n'y a aucun problème à voir des plate-formes léviter en l'air, ou encore des lieux entiers conçus en dépit du bon sens, où on peut décemment se demander qui peut bien habiter là. Mais quand ça passe en 3D, le rendu change car les attentes changent aussi, on attend la troisième dimension comme un nouveau rendu qui va apporter plus de réalisme, de vraisemblance à l'ensemble. Or, quand cette nouvelle 3D est usée de la même manière qu'auparavant, celà donne... quelque chose d'autre. Ce qui était "féerique" en 2D devient non pas "réaliste" en 3D, mais tout autre chose. C'est pour moi assez proche de l'impression de vallée dérangeante, où ce qui était connu et rassurant peut prendre un autre aspect si l'on change une toute petite donnée, comme une rangée d'arbres lumineux en journée qui apparaît d'un coup comme autant de bras ténébreux une fois la nuit tombée.

En plus de Jack, l'agence qui emploie notre mercenaire envoie deux autres oiseaux. Kaiser fera office de point de sauvegarde, tandis que Regina vous échangera les objets trouvés ci et là contre des BHP. Ainsi, les barres de chocolat, les bouteilles et les magazines (paquets de cigarettes, alcool et livres pornographiques dans la version originale, respectivement !) pourront augmenter indirectement vos Points de Vie. Dommage que comme beaucoup de choses, l'idée soit sous-exploitée...

Dark Savior, c'est tout à fait ça : en mélangeant ainsi sprites et héritage 2D, et graphismes et progression en 3D, il offre une atmosphère pas tout à fait rassurante, pas tout à fait effrayante non plus, mais carrément bizarre qui transpire de beaucoup de ses décors, comme le Silver Castle, le château bâti en quasi-totalité par un type un peu trop fan de Jenga, ou le cimetière avec ses tombes qui font des va-et-vient au-dessus d'une masse d'ossements informes ! Beaucoup de joueurs ne semblent pas regretter cette vieille "3D flanby" comme j'aime à l'appeler, ce low-poly... mais moi si. Et j'espère qu'un jour, la récente vague néo-rétro s'emparera de cette époque avec la même énergie qu'elle a déployé pour les générations précédentes, et refera vivre une partie de ce temps révolu. Et donnera un héritier à Dark Savior, qui sait ?

La morale de la fable

Je ne pense pas qu'il soit utile de savoir si oui ou non, Dark Savior a été un succès. Premièrement parce que les chiffres de vente ne sont pas bien connus, et ensuite parce qu'on est alors en 1997. Quelque que soit le résultat du titre de Climax, il sera de toutes façons noyé dans la vague Playstation. J'hésite à dire que l'histoire est écrite par les vainqueurs, mais force est de reconnaître que nombre de jeux fascinants de Sega crées à cette époque ont été oubliés, passés sous le tapis, ou balayés après coup d'un revers de main sarcastique, puis revus sous un regard froid et cynique une vingtaine d'années plus tard – et Dark Savior d'en faire partie.

Dark Savior se plaît à proposer des phases de jeu uniques, comme ces fois (deux, pour être précis) où vous devrez porter un personnage inconscient ou enchaîné pendant un long trajet, en ne l'oubliant pas sur le pas de la porte ! Mais en termes de bizarrerie, le Silver Castle obtient la palme avec son architecture bâtie à 90% sur du vide – et que vous devrez monter, puis redescendre en temps limité !

Quant à Climax Entertainment, sa trajectoire a tout de celle d'un one-hit wonder : un seul titre de la Saturn, un Timestalkers largement ignoré sur Dreamcast, Kan Naito n'a jamais pu retrouver l'aura de reconnaissance qui l'auréolait quand tout le monde acclamait les aventures de Lyle/Nigel et du trésor du Roi Nole. Produisant quelques titres de commande ainsi que la série de jeux de course Runabout qui aura un succès mitigé au mieux, Climax mettra la clé sous la porte quelque part en 2014 et 2015 dans le silence le plus total.

Matrix Software, eux, ont crée Alundra en 1997, que je considère comme le petit-frère direct de Landstalker et Dark Savior tant la parenté est évidente. Seulement voilà, Alundra jouera de presqu'autant de malchance, car balayé par l'arrivée en fanfare de Final Fantasy VII et de The Legend of Zelda : The Ocarina of Time, et essuyant le rejet de la 2D de la part de Sony et de la presse, il essuiera lui aussi un mépris totalement injustifié. Comme quoi, les attentes changent...Mais le studio se remettra sur pied en travaillant sur les adaptations de Dragon Quest sur PS2, Final Fantasy III sur DS et Professeur Layton sur iOS et Androïd, leur permettant de survivre tranquillement.

Très expérimental, essayant plein de choses mais n'en réussissant qu'une partie, et globalement plus facile que Landstalker, il a fallu bien des années avant que la véritable vertu de Dark Savior ressurgisse au grand jour, car avant d'être un "bon" jeu (ce qu'il est), il est avant tout un jeu "charmant" et plein de secrets à découvrir. Mais il est aussi le témoin d'une époque révolue, où on compte les fermetures et rachats, où tout le monde lançait des trucs sur les murs en voyant ce qui collait ou pas, où tout ressemblait encore à une ruée vers l'or. Et je l'aime bien moi, cette époque, malgré tout.

Comme dirait Garian :

"La vie n'est qu'une accumulation de tout petits riens", ce qui résume bien le destin de Garian, mais aussi de Climax, de la Saturn et de Sega dans son ensemble.

Tama
(04 janvier 2021)
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