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Souvenirs de Grospixeliens
Ce dossier est le récapitulatif d'un concours lancé début 2005 sur le forum de Grospixels. Il s'agissait pour les participants de raconter leur vie de joueurs dans un essai d'environ 4 pages. Cher lecteur, ne manque surtout pas de lire ces textes qui sont tous passionnants, vivants et la plupart du temps plein d'humour.

Les souvenirs de... gregoss

Un cadeau d’anniversaire

C’est une histoire toute simple et pas vraiment impressionnante. On me pardonnera, une introduction en bonne et due forme voudrait que j’ajoute encore une ou deux choses, mais je ne trouve absolument aucune chose à dire si ce n’est que la petite anecdote qui va suivre ne sera ni exagérée, ni enjolivée. Bien sûr elle concerne les jeux vidéo, ou plutôt, un seul d’entre eux... Cela s’est passé il y a plus d’une quinzaine d’années et un seul parmi les milliers de jeux vidéo qui existaient déjà alors me permit de me mettre un peu de plomb dans l’aile. Agé alors de douze ans, je devais ressentir sur le moment une honte tenace, exagérément adolescente et donc forcément un peu ridicule, pour ensuite me dire qu’après tout même les jeux vidéo peuvent vous apprendre des choses... Mais laissez moi d’abord planter le décor... Cette année là j’étais donc un jeune adolescent et j’évoluais au jour le jour dans un lycée où une petite guerre des ego allait bon train. Le jeu vidéo venait progressivement au grand public, l’ère numérique frappait à de plus en plus de portes, et cela se ressentait chez les nouvelles générations, hypnotisées pour leur plus grand plaisir et certainement pour encore bien longtemps par les images interactives. Chez ces jeunes amateurs des mondes virtuels, c’était à celui qui posséderait la meilleure machine et/ou les meilleurs jeux, et je faisais partie, en ce moment du temps et de l’espace, de cette génération qui découvrait les incroyables perfectionnements des divertissements de masse. Ce qui impliquait parfois de nouveaux et intimes rapports de force...

- Moi j’ai un Commodore 64.
- Non ?
- Et toi, tu as quoi ?
- Un CPC 464.
- Ah...

C’était une époque où pour certains (je ne dirai pas beaucoup) il fallait avoir une machine de tueur pour acquérir le respect, et pas facile de se contenter de peu. L’avantage technologique prit par quelques-uns salissait l’amour-propre d’autres restés à la traîne...
En ce qui concerne les CPC je me souviens avoir été à un moment soulagé car il y avait d’autres êtres à la dérive qui comme moi possédaient cette machine; c’était aussi l’époque où nous avions du mal à expliquer à nos parents que le marché se renouvelait très vite : nous lorgnions sur les nouvelles générations de bécanes tandis que nos géniteurs ne comprenaient pas pourquoi nous n’étions pas apaisés et contentés par ce que nous avions dans nos chambres. Le CPC au moins avait eu un succès assez large pour être considéré comme un ordi relativement crédible. La réputation d’une machine collait évidemment aux basques de son possesseur, c’était ce qui était le plus dur. D’autres machines jugées alors inférieures avaient comme possesseurs d’autres pauvres êtres qui, à cause de ça, n’étaient plus crédibles du tout depuis un bon moment... C’est vrai, nous étions bien souvent des jeunes cons. La foire aux vanités c’était la cour de récréation où s’avançaient de jeunes paons, à chacun sa machine, chacun sa marque, et à chacun ses jeux... Il y aurait des polémiques et des batailles mémorables, et des ères qui progressivement en remplaceraient d’autres. A ce moment là commençait, véhiculée par la presse spécialisée, la période du ST et de l’Amiga, nous allions bientôt jalouser le premier possesseur de cette fabuleuse bécane, mais ceci est une autre histoire...

Approcha en ces temps reculés le jour de mon anniversaire, je ne sais plus quelle année mais il faudra que je vérifie la date de sortie de ce jeu vidéo qui restera à jamais fameux pour moi, et que tout le monde a oublié. Notez qu’à l’époque j’avais des amis, que j’ai gardés depuis, mais nos rapports n’avaient évidemment pas la même teneur. La qualité de ces amitiés s’est bien sûr bonifiée avec l’âge.
‘L’incident’ a eut lieu dans ma maison, je ne sais plus si c’est dans ma chambre ou dans la pièce où j’entreposais mon CPC mais le soir de mon anniversaire, je me rappelle de mon père tout sourire frappant à la porte de cette pièce, il était peut-être vingt heure et il sortait de son boulot. ‘Sortir de son boulot’ est une formule marrante pour quelqu’un dont le boulot est d’être justement toujours dehors, à courir les routes...

Il était et il est toujours routier. Du genre à trafiquer son disque car le patron exige un peu plus d’heure que de raison. Du genre à cracher allègrement sur un système qui crée selon lui une majorité de dindons de la farce. Du genre à se méfier de tout ce qui est intello, de tout ce qui est nouveau, et de se foutre de la gueule de la jeunesse post soixante-huitarde parce qu’elle n’a pas essayée elle, d’arracher ses chaînes... Il venait ‘du peuple’ comme on dit encore quelque fois, et à cette époque je savais déjà que lui et moi n’étions plus vraiment proche. Je voyais bien, même si je restais pour l’instant silencieux, qu’un jour nos divergences de vues témoignerait de ce fameux conflit des générations. Pour le moment je me contentais d’être taciturne, boutonneux, un peu gros, et joueur de jeux informatiques. Et voilà qu’il s’amenait devant moi avec un paquet cadeau, l’air un peu gêné en me souhaitant bon anniversaire... Inutile de dire que je ne savais pas trop quoi exprimer de mon côté, entendez par là pas trop quoi exprimer de réellement spontané et chaleureux. Un ‘merci’ selon mes souvenirs a dû suffire... Je m’attendais encore à un bouquin, ou un truc pas vraiment en rapport avec mes passions d’alors. Un lointain cadeau faisant état d’une lointaine supposition parentale quant à mes possibles centres d’intérêts ! Je croyais qu’il allait encore m’offrir quelque chose qui tapait à côté...

Bref, j’arrache le papier et là derrière, ô surprise, un jeu vidéo pour Amstrad CPC ! Le titre est ‘Motor Massacre’. A cet instant, je ne savais pas ce qu’il valait. Je l’ai su un peu plus tard (dans la demi-heure) mais je jure que j’ai alors tout fait pour m’y intéresser... Pour un jeu de cet acabit, je dois même dire que je me suis penché dessus plus que de raison (j’ai tenu ensuite deux heures avant de lâcher l’affaire). En regardant la boite du jeu, qui représentait une sorte de véhicule faisant plus penser à un tracteur qu’à un bolide futuriste pousser dans un précipice un autre véhicule sur fond de ville post-apocalyptique, j’entends encore mon père :

- Je suis passé au supermarché avant qu’il ferme et le vendeur m’a expliqué que c’est un jeu comme Mad Max. Ouais... Alors pour accélérer faut appuyer sur cette touche là, et des fois il faut rentrer dans des bâtiments pour aller chercher de la bouffe et des clés il m’a expliqué... Tu vas voir, c’est bien hein !

Je suis ensuite resté devant l’ordi, à tenter silencieusement de lui montrer que j’accrochai, alors qu’évidemment il s’agissait bel et bien d’une daube incroyable. Il est resté un peu à côté de moi, me regardant jouer, puis est parti vaquer à ses occupations.
Le jeu était ridicule.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais c’était sans compter sur une grosse bêtise de ma part : en parler dans la cour du lycée.
Un ami qui avait son anniversaire à quelques encablures du mien aborda naturellement le sujet :

- Tu as eu quoi pour ton anniversaire ?
- Moi ? Mon père m’a acheté ‘Motor Massacre’...
- Non ?
- Et toi, tu as quoi ?
- Un jeu sur Amiga.
- Ah...

Après ça, inutile de dire que la phrase ‘hé le pauvre, vous savez pas quoi ? son père lui a acheté Motor Massacre’ fit le tour des gamers de ma connaissance et pire, des gamers que je ne connaissais pas... Un ou deux jours après, l’ami en question revenait avec un exemplaire du défunt Micro News, pour me montrer le ‘test’ du jeu, avec en titre ‘Motor Massacre, d’où le nom...’. On commença avec quelques potes à s’esclaffer, ou devrais-je dire ils commencèrent à s’esclaffer, tandis que j’adoptai le faux rire de connivence qui était de rigueur. Un rire bien jaune. Le rire hypocrite de celui qui refuse qu’on rie à ses dépends... D’où le nom... ça c’était facile !
J’avais cherché un peu de réconfort parmi mes camarades, j’avais bien vite déchanté.

J’étais pour un temps la risée de mes collègues et cette désaffection était injuste et cruellement proportionnelle à l’âge de ses instigateurs. Je ne crois pas avoir forcément essayé de garder souvenir de tout ce qui s’est passé à ce moment là, mais je sais que ce n’était pas forcément agréable. Je me tint dans le silence pendant les quelques jours qui suivirent. C’est incroyable comment tout cela paraît si puéril quinze ans après que ça se soit passé, mais à l’époque j’ai vraiment mal vécu les moqueries dont j’ai été l’objet à cause de ça. Et intérieurement, ‘l’incident’ me tarabustait. Je ressassais la chose. Pendant un cours, j’imaginais malgré moi mon père dans ce supermarché débarquant dans le rayon informatique, un rayon d’habitude complètement hors de son monde, de son univers, et demander conseil pour un cadeau d’anniversaire à un vendeur. Je l’imaginai debout devant un ordi, (peut-être devant la version Amiga tiens !), en train d’opiner silencieusement du chef devant une démonstration rapide du vendeur, en faisant bien attention à ce que ce dernier disait, comme si l’enjeu était vraiment important. J’imaginais aussi ce vendeur, soit incompétent et ignorant des réalités des cours de récré, soit pressé d’en finir avec ce dernier client, soit trop content de pouvoir se débarrasser d’un exemplaire de ce jeu invendable.

Bref, assis dans la classe et entouré d’autres jeunes qui comme moi découvraient le monde des jeux micro, dans ce petit lycée de province, je me sentis bien seul pendant encore quelque temps. Je me suis souvent repassé dans la tête l’image lointaine (et supposée) de cette scène paternelle supermarchéenne. Je ne vais pas vous mentir et vous dire que du jour au lendemain je décidais d’oublier les moqueries et de faire grand cas de ce pauvre jeu malgré le mépris affiché par mes pairs, mais avec le temps, lentement, je découvrais que j’étais lié à ce soft d’une façon un peu spéciale... Evidemment impossible de l’aimer pour lui-même. Mais je découvrais que ce que j’aimais à travers lui, c’était tout simplement mon paternel. Et puis je cogitais sur le sens du mot offrir, sur les rapports humain d’une génération à l’autre, tous ces trucs... Sans le savoir, je faisais mon petit bonhomme de chemin sur la voie de (peut-être) la sagesse, et ça allait prendre encore des années avant que le mépris joyeux des autres ne me semble plus d’aucune importance.
J’avais cette soirée-là ressenti de la pitié et de la honte pour mon père, mais elle alla en s’amenuisant. Les mois passèrent et je repensais parfois à ce jeu aux couleurs mal choisies, à l’aspect enfantin, aux sons ridicules et à la manipulation plus que délicate... Dans ce paquet d’information binaire malhabilement programmé, fade, il y avait désormais quelque chose en plus. Peut-être y ai-je même rejoué quelquefois. Je me rappelle même du nom des véhicules et de certains endroits du jeu : des mots tels que le pandys pork palace, l’Arène, l’ATV allaient garder une signification toute particulière pour encore longtemps. Un petit univers entier à peine fini qu’il était déjà méprisé, mais dont je me souviens.

Voilà, c’était ma petite anecdote. Peut-être que cela n’a aucune importance qu’il s’agisse ici d’un jeu vidéo. J’aurais été fan de films d’épouvante, d’un groupe de rock ou de toute autre chose, ça aurait été peut-être pareil. Mon père aurait sans doute fait ce même petit effort touchant... Je doit être aussi vachement sentimental. Je ne sais pas si beaucoup donnent autant d’importance à un objet aussi médiocre parce qu’il est lié à leur histoire personnelle... mais le héros de cette anecdote finalement, c’est mon vieux. Il a essayé de rejoindre un peu mon univers malgré ses réticences envers l’informatique et tout un tas d’autres choses, et je lui en suis très reconnaissant. C’est marrant, la plupart des jeux de l’époque, qu’ils soient sur Amiga, C64 ou Atari, etc. sont devenus si vieux qu’ils sont maintenant comme Motor Massacre: injouables. Mais il aura compté, ce cadeau d’anniversaire.
Il est une petite corde sensible sur le panel de mon histoire émotionnelle.

Motor Massacre. Développeur Gray Matter Studios. Game Designer Chris Gray. Graphistes Rob Anderson Nick Gray. Musique Ben Daglish. Programmeur Ed Zolnieryk. Editeur Gremlin/Mindscape. Copyright: 1988.

gregoss
(27 octobre 2005)